mardi 4 mai 2010

L'instinct de liberté chez l'homme est invincible

Bien sûr, il y eut la résistance, il y eut le courage et la ténacité des condamnés, il y eut des soulèvements, il y eut des sacrifices, quand, pour sauver un inconnu, des hommes risquaient leur vie et celle de leurs proches. Mais, malgré tout, la soumission  massive reste un fait incontestable.
Que nous apprend-elle? Est-ce un aspect nouveau et surprenant de la nature humaine? Non, cette soumission nous révèle l'existence d'un nouveau et effroyable moyen d'action sur les hommes. La violence et la contrainte exercées par les systèmes sociaux totalitaires ont été capables de paralyser dans des continents entiers l'esprit de l'homme.
En se mettant au service du fascisme, l'âme de l'homme proclame que l'esclavage, ce mal absolu, porteur de malheur et de mort, est le seul et unique bien. L'homme ne renonce aux sentiments humains, mais il proclame que les crimes commis par le fascisme sont une forme supérieure de l'humanisme, il consent à partager les gens en purs et impurs, en dignes et indignes. La volonté de survivre à tout prix a eu pour résultat la compromission de l'âme avec l'instinct.
L'instinct reçoit l'aide de la puissance hypnotique qu'exercent des systèmes idéologiques globaux. Ils appellent à tous les sacrifices, ils invitent à utiliser tous les moyens au nom du but suprême : la grandeur future de la patrie, le progrès mondial, le bonheur de l'humanité, de la nation, d'une classe.
A côté de ces deux premières forces (l'instinct de conservation et la puissance hypnotique des grandes idées), il en a une troisième : l'effroi provoqué par la violence sans limites qu'exerce un État puissant, par le meurtre érigé en moyen de gouvernement.
La violence exercée par un État totalitaire est si grande qu'elle cesse d'être un moyen pour devenir l'objet d'une adoration quasi mystique et religieuse.
Sinon, comment peut-on expliquer que des penseurs juifs non dépourvus d'intelligence aient pu affirmer qu'il était indispensable de tuer les Juifs pour réaliser le bonheur de l'humanité et qu'ils étaient prêts à conduire leurs propres enfants à l'abattoir, qu'ils étaient prêts à répéter, pour le bonheur de leur patrie, le sacrifice d'Abraham?
Sinon, comment peut-on expliquer qu'un poète, fils de paysan, doué de raison et de talent, ait écrit un poème plein de sincérité qui glorifiait une réponse de souffrances sanglantes de la paysannerie, une époque qui avait dévoré son père, un paysan travailleur, honnête et simple?
Un des moyens qu'exerce le fascisme sur l'homme est l'aveuglement. L'homme ne peut croire qu'il est voué à l'extermination. L'optimisme dont faisait preuve les gens alors qu'ils étaient au bord de la tombe est tout bonnement étonnant. Un espoir insensé, parfois vil, parfois lâche, engendrait une soumission du même ordre, une soumission pitoyable, parfois vile, parfois lâche.

(...)

Étant établi que l'homme se soumet à une contrainte et à une violence infinies, il faut en tirer la déduction ultime, décisive pour la compréhension de l'homme et de son avenir.
La nature de l'homme subit-elle une mutation dans le creuset de l'État totalitaire? L'homme perd-il son aspiration à la liberté? Dans la réponse à ces questions résident le sort de l'homme et le sort de l'État totalitaire. Une transformation de la nature même de l'homme impliquerait le triomphe universel et définitif de la dictature de l'État, la conservation de l'instinct de liberté chez l'homme impliquerait la condamnation de l'État totalitaire.
Les glorieux soulèvements du ghetto de Varsovie, de Treblinka et de Sobibor, le gigantesque mouvement de résistance qui s'empara de dizaines de pays asservis par Hitler, les soulèvements qui eurent lieu après la mort de Staline à Berlin en 1953, en Hongrie en 1956 et ceux des camps de Sibérie et d'Extrême-Orient, les mouvements de Pologne, les mouvements étudiants pour la liberté de pensée dans de nombreuses villes, les grèves dans de nombreuses usines, tout cela a démontré que l'instinct de liberté chez l'homme est invincible. Il a été étouffé mais il a toujours existé. L'homme, condamné à l'esclavage, est esclave par destin et non par nature.
L'aspiration de la nature humaine vers la liberté est invincible, elle peut-être écrasée mais elle ne peut être anéantie. Le totalitarisme ne peut pas renoncer à la violence. S'il y renonce, il périt. La contrainte et la violence continuelles, directes ou masquées, sont le fondement du totalitarisme. L'homme ne renonce pas de son plein gré à la liberté. Cette conclusion est la lumière de notre temps, la lumière de l'avenir.

Vassili Grossman, Vie et destin, édition poche, p 281-282-283
Relire ce texte en lien. Ainsi que cet autre.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire