"Le chapitre précédent ne s'intéressait qu'à ce fait d'observation : on est davantage exposé à la neurasthénie par la raison que par l'imagination. L'intention n'était pas de nous en prendre à l'autorité de la raison : notre but ultime est plutôt de la défendre. Car elle a besoin d'être défendue. Tout le monde moderne est en guerre contre la raison, et la tour commence déjà à vaciller.
Les sages, dit-on souvent, ne peuvent concevoir de réponse à l'énigme de la religion. L'ennui avec nos sages, ce n'est pas qu'ils ne puissent concevoir la réponse, c'est qu'ils ne peuvent même pas concevoir l'énigme. Ils sont pareils à des enfants assez idiots pour ne rien remarquer de paradoxal quand on prétend, pour rire, qu'une porte n'est pas une porte. Les latitudinaires modernes parlent par exemple de l'autorité en matière de religion non seulement comme si cette autorité était dépourvue de raison, mais encore comme si elle n'avait jamais eu de raison d'être. Ils ne conçoivent guère que son fondement philosophique, mais ne peuvent concevoir sa cause historique. Il est indéniable que l'autorité religieuse a souvent été oppressive ou déraisonnable, de même que tout système légal (et en particulier le système actuel) a été insensible et empreint d'une cruelle apathie. Il est rationnel de s'en prendre à la police, et c'est même honorable. Mais les critiques modernes de l'autorité religieuse ressemblent à des hommes qui s'en prendraient à la police sans jamais avoir entendu parler de cambrioleurs. Car l'esprit humain s'expose à un grand péril, un péril aussi concret qu'un cambriolage. L'autorité humaine religieuse a été dressée contre lui, à tort ou à raison, comme une barrière. Et il faut certainement dresser quelque barrière contre lui si l'on veut que notre race ne coure pas à sa perte.
Ce péril, c'est que l'intelligence humaine est libre de s'autodétruire. De même qu'une génération pourrait empêcher l'existence même de la suivante, en se cloîtrant tout entière dans un monastère ou en se jetant dans la mer, de même un groupe de penseurs pourrait, jusqu'à un certain degré, empêcher la pensée de se développer en apprenant à la génération suivante que toute pensée humaine n'a rien de valable. Il est vain de parler à tort et à travers de l'alternative entre la raison et la foi. La raison est elle-même une question de foi. C'est faire acte de foi que d'affirmer que nos pensées n'ont aucun rapport avec la réalité. Si vous n'êtes qu'un sceptique, il vous faudra tôt ou tard vous poser cette question : "Pourquoi toute chose devrait-elle être juste, jusqu'à l'observation et à la déduction? Pourquoi la bonne logique ne nous induirait-elle pas autant en erreur que la mauvaise logique? Ne sont-elles pas l'une et l'autre des impulsions du cerveau d'un anthropoïde désorienté?" Le jeune sceptique déclare : "J'ai le droit de penser pour mon compte." Mais le vieux sceptique, le sceptique achevé, dit : "Je n'ai pas le droit de penser pour mon compte. Je n'ai pas le droit de penser du tout."
Il est une pensée qui arrête la pensée. C'est la seule pensée qu'on devrait arrêter. C'est le mal suprême contre lequel toute autorité religieuse était dirigée. Il n'apparait qu'au terme d'époques décadentes comme la nôtre, et M. H. G. Wells a déjà hissé son étendard funeste en écrivant un subtil article de scepticisme intitulé : "Doutes sur l'instrument". Il y met tout le cerveau même, et s'efforce de retrancher toute réalité à toutes ses affirmations, passées, présentes et à venir. Mais, à l'origine, c'était contre cette débâcle lointaine que tous les systèmes militaires des religions furent ordonnés et commandés. Les credo et les croisades, les hiérarchies et les horribles persécutions ne furent pas organisés, comme on le dit par ignorance, pour supprimer la raison. Ils furent organisés pour la difficile défense de la raison."
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