dimanche 20 juin 2010

Un bon père

"Ah! ouvre-la! qu'il dit enfin. Va ça ne fait rien!" Tout de suite à l'envers du couvercle était collée une photo d'une petite fille.
(...)
J'imaginais tout de suite qu'il s'agissait d'un enfant, à lui, dont il avait évité de me parler jusque-là. Je n'en demandais pas davantage, mais je l'entendais derrière mon dos qui essayait de me raconter quelque chose au sujet de cette photo, avec une drôle de voix que je ne lui connaissais pas encore.
(...)
"C'est rien! l'entendis-je enfin. C'est la fille de mon frère... Ils sont morts tous les deux...
- Ses parents?...
- Oui, ses parents...
- Qui l'élève alors maintenant? Ta mère? que je demandai moi, comme ça, pour manifester de l'intérêt.
- Ma mère, je l'ai plus non plus...
- Qui alors?
- Eh bien moi!"
Il ricanait, cramoisi Alcide, comme s'il venait de faire quelque chose de pas convenable du tout. Il se reprit hâtif :
"C'est-à-dire je vais t'expliquer... Je la fais élever à Bordeaux chez les Sœurs... Mais pas des Sœurs pour les pauvres, tu me comprends hein!... Chez les Sœurs "bien"... Puisque c'est moi qui m'en occupe, alors tu peux être tranquille. Je veux que rien lui manque! Ginette qu'elle s'appelle... C'est une gentille petite fille... Comme sa mère d'ailleurs.... Elle m'écrit, elle fait des progrès, seulement, tu sais, les pensions comme ça, c'est cher... Surtout que maintenant elle a dix ans... Je voudrais qu'elle apprenne le piano en même temps... Qu'est-ce que t'en dis toi du piano?... C'est bien le piano, hein, pour les filles?... Tu crois pas?... Et l'anglais? C'est utile l'anglais aussi?... Tu sais l'anglais?...
Je me mis à le regarder de bien plus près Alcide, à mesure qu'il s'avouait la faute de ne pas être assez généreux, avec sa petite moustache cosmétique, ses sourcils d'excentrique, sa peau calcinée. Pudique Alcide! Comme il avait dû en faire des économies sur sa solde étriquée... sur ses primes faméliques et sur son minuscule commerce clandestin... pendant des mois, des années, dans cet infernal Topo!... Je ne savais pas quoi lui répondre, moi, je n'étais pas très compétent, mais il me dépassait tellement par le cœur que j'en devins tout rouge... A côté d'Alcide, rien qu'un mufle impuissant moi, épais, et vain j'étais... Y avait pas à chiquer. C'était net.
Je n'osais plus lui parler, je m'en sentais soudain énormément indigne de lui parler. Moi qui hier encore le négligeais et même le méprisais un peu, Alcide.
(...)
Évidemment Alcide évoluait dans le sublime à son aise et pour ainsi dire familièrement, il tutoyait les anges, ce garçon, et il n'avait l'air de rien. Il avait offert sans presque s'en douter à une petite fille vaguement parente des années de torture, l'annihilement de sa pauvre vie dans cette monotonie torride, sans conditions, sans marchandage, sans intérêt que celui de son bon cœur. Il offrait à cette petite lointaine assez de tendresse pour refaire un monde entier et cela ne se voyait pas.
Il s'endormit d'un coup à la lueur de la bougie. Je finis par me relever pour bien regarder ses traits à la lumière. Il dormait comme tout le monde. Il avait l'air bien ordinaire.ça serait pourtant pas si bête s'il y avait quelque chose pour distinguer les bons des méchants."
(Dans "Voyage au bout de la nuit", de Céline)

Lire aussi, pour la fête des pères, ce texte.

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