samedi 1 mai 2010

Destinée du roman "Vie et destin" de Vassili Grossman

  « Un roman qui n’opère pas une trouée dans la réalité de propagande, à quoi ça sert ? »
(Muray cité par Luchini)


En Bretagne, je pars toujours avec quelques livres à lire : j’ai normalement plus de temps à consacrer à la lecture, je suis seule avec les enfants, je cuisinaille avec plaisir et sérénité, pas dans le stress d’une conduite ou d’un rendez-vous juste après le déjeuner (dentiste, sport des enfants, orthophoniste des jumeaux, danse des filles, scouts pour les garçons, etc…) Ici, en vacances, les seules contraintes sont : les repas à préparer, et les plans-plage de l’après-midi. Le reste du temps, chacun fait ce qui lui plait plait plait comme dit la chanson….
Lorsque je vais faire mes courses, je m’arrête dans une  librairie assez bien achalandée. Et je craque pour quelques livres, ce qui fait que je n’avance guère les lectures prévues. Là, j’avais apporté Vie et destin de Vassili Grossman, je l’ai bien commencé et puis j’ai rigolé en compagnie d’Henry Miller, L’œil qui voyage et j’ai été émue avec Jeunesse de Joseph Conrad. Bon, reprenons un peu nos affaires, sérieuses, s’il vous plait, l’apéro est terminé, et parlons un peu de Grossman . Je vais me contenter de reprendre l’introduction qui raconte l’étrange destinée de ce livre. Puisque je n’ai pas beaucoup avancé la lecture du roman en lui-même.

Ce livre, terminé par Vassili Grossman en 1962, ne verra le jour en Occident que vingt ans après, et de façon "miraculeuse" car tout avait été fait pour que le manuscrit soit détruit. Grossman est un bon communiste, membre du Parti, il écrit un roman, le fait lire à des membres éminents du Comité Central qui s’empressent de réquisitionner tous les manuscrits existants. « Ils ne prirent pas seulement les exemplaires tapés à la machine, mais aussi un sac plein de brouillons et jusqu’aux rubans de machine (chez les dactylos) et aux papiers carbone, sous prétexte qu’on pouvait lire « par transparence ». Bref, ce fut un travail consciencieux. Le livre Vie et destin était sous les verrous et semblait en passe d’être à jamais détruit. L’auteur ne fut pas arrêté, mais il ne survécut que peu de temps : un an et demi plus tard, un cancer l’emportait. »
L’histoire de ce roman-fleuve porte sur la bataille de Stalingrad et va, dans une large mesure, évoquer les régimes totalitaires communiste et nazi, pointer leurs points communs, avec une théorie propre à l’auteur sur l’origine de ces totalitarismes destructeurs en Russie : « L’histoire de l’Occident, c’est un accroissement de la liberté ; l’histoire de la Russie est marquée par un accroissement tout aussi systématique de l’esclavage »(…) « C’est alors que se produisit ce qui devait placer la Russie au centre de toutes les préoccupations : « la synthèse du socialisme et l’absence de liberté ».
On comprend, au vu des thèses exposées, la terreur des soviétiques lisant le livre de Grossman. Mais celui-ci donnait à lire son ouvrage en toute bonne foi, avec une forme de naïveté confondante qui m’a fait songer à un autre livre, une autre histoire, celle du Maître du Haut-Château de Philip K. Dick. Dans cette Uchronie qui se situe après la Deuxième Guerre Mondiale, K. Dick imagine que l’Allemagne nazie a gagné, le monde est donc sous coupe allemande sauf l’Amérique, un des personnages, une lectrice nommée Juliana, part à la recherche d’un écrivain dont le livre, intitulé La sauterelle, circule sous le manteau avec un succès grandissant. Ayant enfin, après mille péripéties rencontré l’auteur, Hawthorne, elle lui explique que tout ce qu’il a écrit est vrai, c’est à dire que tout ce qu’il a imaginé s’est réalisé : la Guerre a en fait été perdue par les Allemands. Le monde est libre ! L’écrivain se refuse à croire la véracité de sa propre fiction ! Il faut que ce soit une lectrice qui lui dévoile cette incroyable chose : la fiction est le réel ! Le héros-écrivain, le Maître du Haut-Château, ne s’en doutait pas ou plutôt, ne voulait pas le croire… : "Comme c'est étrange, dit Juliana. Je n'aurais jamais pu croire que la vérité vous mettrait en colère. (La vérité, se disait-elle. Aussi terrible que la mort. Mais plus difficile à trouver. J'ai de la chance.)"

Je reviens au livre de Grossman :  pourquoi une telle terreur de la part des communistes de l’époque à la lecture de ce qui n’est, à priori, qu’un roman ?  « Depuis quand la littérature est-elle dangereuse ? » s’interroge dans l’introduction E. Etkind, en reprenant la crédule question de Grossman vis à vis de ceux qui lui confisquent son manuscrit.
C’est la force incroyable du roman, de la fiction que je voulais souligner ici et c’est la désarmante faiblesse de l’écrivain qui a tenu, qui a conçu cette arme de destruction massive, (dirait Dantec) sans en réaliser la puissance, cette fragilité apparente de ces feuilles de papier qui ressortiront providentiellement vingt ans après leur confiscation dans les archives de la Loubianka, c’est ce "miracle" évoqué dans l’introduction que je voulais mettre en exergue.

Une personne m’a écrit récemment et m’a dit une chose curieuse : « je suis un inespérant » ; je ne connaissais pas ce terme. Je connais « désespéré », je connais « pessimiste » mais « inespérant » ? On sent la volonté farouche de celui qui ne veut plus croire aux miracles, qui a décidé, quoiqu’il arrive, quoiqu’il se passe sous ses yeux, de ne plus croire du tout. Un peu comme un enfant à qui on tend un bonbon, en lui disant, « tiens, c’est pour toi, vas-y prend-le », et qui se refuse à le prendre parce que, trop souvent, on lui a repris la friandise tendue en ricanant et en lui disant : « ah ! ben non ! c’était pas pour toi finalement ! Trop tard ! »
L’histoire de ce manuscrit perdu et retrouvé, c’est le bonbon tendu à « l’inespérant », mais cette fois-ci, il pourra attraper et savourer jusqu’au bout cette merveilleuse friandise, la réalité dévoilée. Et personne ne pourra lui reprendre son trésor.

2 commentaires:

  1. En effet, la crédulité de Grossman est presque incroyable : il met en scène, et avec une incroyable puissance de vérité, l'identité presque parfaite du nazisme et du communisme, et il s'imagine que ça va passer, sous prétexte que Staline est mort !

    Mais enfin, bien sûr, c'est toujours facile de juger, avec notre recul et notre "science"...

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  2. Bonjour Crevette,

    Et merci pour cette très intéressante chronique.
    "Inespérant", je crois que c'est André Comte-Sponville qui utilise (crée ?) ce terme. Il explique qu'il le préfère à "désespéré" parce que le desespéré est celui qui a perdu tout espoir (ou toute espérance) et qu'il en est très malheureux, alors que l'inespérant est celui qui pense que l'espérance est une illusion : en toute lucidité, mais avec sérénité (si possible, ce n'est pas facile...) il décide sciemment, délibérément, de renoncer à espérer, rejoignant ainsi la belle formule de Kazantzakis : "Je ne crains rien, je n'espère rien, je suis libre".
    Bien cordialement,
    le cloporte

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