mercredi 7 avril 2010

Littérature et vérité, Alain Finkielkraut dans Répliques, Partie 2

Pierre Jourde concluait dans la Partie 1 : "En ce sens il y a des formes d'écriture de soi qui me semblent -allez!- réactionnaires littérairement..."


F. : C'est curieux qui vous utilisiez ce terme...

PJ : oui, je n'aime pas trop l'utiliser...

F. : d'autant plus que vous vous en prenez dans "Littérature monstre" je crois, à ceux qui l'emploient...

PJ : en tout cas "passéistes" en ce qui concerne leur esthétique.

F. : Passéistes... oui mais dans "Littérature sans estomac" précisément vous critiquez notamment CL. Et vous lui faites ce reproche-là : "le nouveau roman rose, Camille Laurens"... Vous avez l'air de dire : ce sont des choses banales qui tout d'un coup accèdent à la littérature, un mélange d'exhibition et de banalité si je vous ai bien compris.

PJ : Oui quoique la banalité... la littérature peut faire des choses considérables avec la banalité.

F. : Pourquoi citez-vous et CL vous répondra et moi également, pourquoi citez-vous en exergue : "Je vais dire des évidences, des choses que vous entendez tous les jours, que vous savez, des banalités à longueurs de temps, des récits qui traînent partout dans les livres, les magazines, les chansons, les romans, les journaux." Vous citez cette phrase : qu'est-ce que vous voulez lui faire dire à cette phrase?

PJ : Mais parce que, à tort ou à raison, je n'ai pas trouvé en effet dans les textes de CL qui figurent dans la " Littérature sans estomac" cette remise en cause, cette interrogation sur le moi, sur sa solidité dont nous parlions toute à l'heure.

F. : CL, qu'est-ce que vous lui répondez?

CL : D'abord, je voudrais revenir sur ce qu'a dit PJ juste avant -parce que je trouve que c'est un procès d'intention aux auteurs d'autofiction si les auteurs d'autofiction étaient simplement des gens qui branchent leur magnétophone et qui déversent leur journal intime : "voilà, j'ai fait ci, j'ai vu machin.... Personnellement je n'ai lu aucun livre qui ressemble à ce que décrit PJ...[PJ : "j'en ai lu!"] Oui, nous n'avons pas les mêmes lectures...[F. : "pas la même interprétation"] Oui, quand je lis les livres d'autofiction auxquels je pense vous faites allusion, je vois un travail, un travail d'écrivain, je vois un travail sur le rythme, sur la langue, sur la construction du roman. Donc, je vois le travail là où vous ne voyez que paresse et nombrilisme, ça c'est une chose. En ce qui concerne l'exergue, à l'article de PJ dans "Littérature sans estomac", d'abord c'est une narratrice qui dit cette phrase; cette narratrice est documentaliste et elle parle à un psychanalyste, donc c'est un personnage et je pars en effet du stéréotype pratiquement dans tous mes livres, c'est un travail sur le banal effectivement, sur le clichés, sur les idées reçues, sur les stéréotypes, et j'essaie de dépasser cette vision sommaire que nous pouvons avoir du monde et j'essaie d'avoir un regard, une réflexion sur la société, précisément.

F. : F. : Alors, PJ, j'aurais moi une question [PJ : "Je ne suis pas là pour faire le procès de CL!"] Non... Mais je voudrais revenir à "Dans ces bras-là"  -je parlerai aussi de "Romance nerveuse", je dirai  les raisons pour lesquelles j'ai aimé ce livre alors que je ne suis pas un grand lecteur d'autofiction sauf peut-être au sens tout à fait particulier que Philip Roth a donné à ce concept avec ses Zuckerman et pour moi c'est l'exception à la règle que ce livre de CL-, je voudrais en rester à "Dans ces bras-là" parce que il y a déjà un problème qui se pose et que vous posez aussi bien dans la "Littérature sans estomac" que dans "La littérature monstre", celui de la polémique.Qui est très intéressante. C'est à dire -et ça a rapport avec littérature et vérité- : s'il y a une vérité dans la littérature, c'est que, au fond, hé bien nous ne pouvons pas faire abstraction de la valeur.La vérité et en jeu. Si on ne peut pas faire abstraction de la question de la valeur, il faut réintroduire la polémique, dites-vous. Elle a disparu et c'est très grave. Vous le faites, vous le faites avec panache mais parfois aussi avec une certaine violence -vous vous réclamez de Julien Gracq qui écrivait contre la littérature à l'estomac à l'épate, au bluff, à l'esbroufe- mais nous vivons dans un certain climat : il n'y a plus de polémique dans la critique littéraire. Mais il y en a peut-être trop, si vous voulez, il y a beaucoup de méchanceté dans la vie courante et dans la vie médiatique. Comment faire pour que la polémique ne tombe pas dans cette méchanceté? Vous avez écrit un livre avec Eric Naulleau, nous voyons ce qu'est devenu Eric Naulleau : un sniper. C'est à dire, justement, au nom de l'insolence, de flirter avec une certaine muflerie. Je pose la question, parce que à propos de "Dans ces bras-là", il y a une phrase d'une banalité terrible : "Mon mari est très beau, très athlétique et il fait beaucoup de sport." Vous coupez cette phrase, vous la citez : "voilà, ça c'est une confidence de talk-show, qui n'a aucun intérêt." Je lis la suite : " J'aime les hommes qui luttent avec leur corps, contre la dissolution du monde, qui retardent les progrès du néant, j'aime quand les hommes portent l'effort physique à son point de rupture. La performance physique.... pour moi n'est pas tant comme on le dit souvent une métaphore de la puissance sexuelle qu'une représentation du désespoir triomphal des hommes, du bond qu'il leur faudrait faire pour n'être plus mortels." Et moi je trouve que c'est une réflexion qui donne à penser, qui donne à penser à ce que sont les hommes, à ce qu'est la culture physique et même à ce qu'est la culture et la forme. Le vrai irréalisme, avant d'être celui de la fiction, c'est celui de la forme. On ne consent pas à l'écoulement du temps, de la vie, à ce qui est tout simplement. On met en forme et cela c'est évidemment c'est l'humain même, c'est l'humanité même. Je trouve que tout ça est présent dans une réflexion qui commence par ce constat très banal : " j'ai un mari extrêmement athlétique." Je me dis : voilà! Je ne vois rien là d'ordinaire, je vois de la littérature.

PJ : Bon c’est encore un autre sujet que celui de la polémique… On va essayer de le traiter aussi… [F. : excusez-moi, il y a deux sujets dans ma question] Il n’y a plus de garanties, il n’y a plus de lois pour établir une quelconque valeur littéraire. C’était très possible au 17ème siècle, en tous cas on pensait pouvoir le faire ; aujourd’hui, bien entendu, on ne pense plus pouvoir le faire en s’appuyant sur des codes. Et c’est précisément pour cela en effet que la polémique me paraît peut-être plus indispensable encore que celle qui se pratiquait au 19ème siècle avec Bloy et Barbey, précisément parce qu’elle devient le seul moyen au fond d’introduire la dialectique ou de dialectiser un jugement sur la valeur littéraire. Si elle n’est pas là , et à condition qu’elle soit faite avec, comment dirais-je, au moins un certains nombres d’arguments, alors en effet il me paraît extrêmement difficile d’établir cette valeur parce que nous n’avons plus les fondements objectifs ou soi-disant objectifs pour le faire. Ma seconde remarque c’est que quelqu’un comme Bloy pouvait encore la faire sur le mode fulminant, oratoire, parce qu’il partait de certitudes au moins religieuses : nous ne les avons plus non plus. Je crois que les modes de la polémiques ne peuvent être que différents et notamment passer par l’ironie, la parodie, la satire, etc… Ce faisant, elle peut porter à faux. Le polémiste peut évidemment faire erreur. Ca lui arrive… ça peut lui arriver. Mais –je ne dis pas que c’est mon cas !- en tous cas s’il est suffisamment talentueux, s’il va assez loin dans les textes qu’il fouille, il peut en tirer quelque chose de plus fort, de plus important par rapport à l’enjeu de ces textes, peut-être pas forcément par rapport à la vérité qu’il dira sur la valeur de ces textes, mais pas rapport à l’enjeu de ces textes qu’un simple article positif. Il y a un exemple que je prends très souvent c’est le très grand article de Bloy sur Huymans, « L’incarnation de l’adverbe », hé bien il se trouve que j’ai édité les critiques qui ont été publiées sur Huysmans de son vivant et qui sont pour la plupart des critiques positives et qui sont pour la plupart des critiques sans grand intérêt. Le seul texte qui permet de comprendre de l’intérieur le style de Huysmans c’est celui où Bloy le démolit. Alors que personnellement j’aime le style de Huysmans ! Il y a chez Bloy une vérité dans ce qu’il dit. Dans sa mauvaise foi même ! Je sais bien que c’est une défense un peu paradoxale… [F. : « oui mais je peux comprendre cela… »]
Alors, cela dit, je pratique la polémique tout à fait comme un violon d’Ingres, je l’ai toujours fait comme cela et à titre tout à fait secondaire. Le cas d’Eric Naulleau : un sniper. D’abord pas toujours. [F. : « c’est une cible qui vous parle ! »] Ensuite, il continue à être éditeur et enfin je ne suis pas sûr qu’il le fasse au bon endroit ! Il est au fond le seul, dans un univers où règne quand même la promotion, en ce qui concerne le cinéma, un peu la littérature, c’est la promotion. Il est le seul qui parfois critique les gens non pas quand ils ne sont pas là mais devant eux. [F. : « face à face »]

F. : Mais on voit bien que la méchanceté est omniprésente sous le nom usurpé d’insolence, voire d’humour : on dit que c’est drôle tout d’un coup. Pauvre humour ! Nous sommes nous obligés de prendre parti, nous sommes obligés, même quand nous polémiquons. Est-ce que nous allons dans le sens de ce courant-là, comment faire pour y échapper nous-même ? C’est cela la question que je pose. Et c’est très difficile… Et puis il y a la deuxième question : vous coupez des phrases et vous ne laissez pas sa chance à CL dans son roman.

PJ : Pour ce qui est de couper les phrases, c’est le reproche qu’on fait tout le temps, les citations détachées de leur contexte. D’abord c’est la définition même de la citation d’être coupée, et ensuite je ferai remarquer que dans tous les livres un peu polémiques que j’ai consacrés à la littérature, ces citations sont souvent très longues, -ça va souvent à la demi-page ou au delà- et sont de deux genres très différents : soit c’est une citation brute, d’un seul bloc, soit ce sont des relevés comme on fait, vous savez, dans les études littéraires, des relevés lexicaux, des relevés syntaxiques etc… Donc, dans la mesure si vous voulez ou le pari de « La littérature sans estomac » c’était de faire de la critique sur le texte, je ne pouvais pas ne pas citer, j’ai essayé de le faire de la manière la plus complète possible. Je vois bien ce que vous voulez dire sur le texte de CL, -je m’excuse auprès de vous [CL : « je vous en prie »] et je vois bien ce qu’elle veut faire, je le vois très bien [CL : « et pourquoi ne le dites-vous pas ? »] mais à mon sens, le texte ne le fait pas.

CL : Je suis très critique quant à la méthode critique de PJ parce que je trouve qu’il utilise pour les auteurs qu’il aime des outils critiques qu’il n’utilise absolument pas pour des auteurs qu’il a l’intention de dézinguer pour le dire trivialement. Dans l’exemple que vous citez c’est manifeste, c’est très facile, on peut faire ça avec n’importe quel auteur, n’importe quel grand maître de la littérature. On peut prendre une phrase par-ci par-là et montrer que cette phrase est nulle, n’a aucun intérêt, est insipide… Je trouve que ça n’est pas une méthode critique et cela relève de la société de consommation justement, parce que la société est avide de polémiques, d’insolences et vous lui fournissez ce qu’elle demande.

1 commentaire:

  1. La belle citation de Renaud Camus apparaît dans la troisième partie, en fait.

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