mercredi 31 mars 2010

Exaltation de la Croix II, Edith Stein, 14 septembre 1941



Dans sa sancta Regula, saint Benoît a fait coïncider le début du jeûne monastique avec le fête de l'Exaltation de la Croix.La longue joie de Pâques et les grandes fêtes de l'été - et finalement celle du Couronnement de la Reine du ciel - risquaient de voiler en nous l'image du Crucifié, ou même de l'estomper, comme la croix resta cachée pendant les premiers siècles de la chrétienté. Mais lorsque fut venue son heure, la Croix apparut dans le ciel, resplendissante, nous incitant à retrouver le bois d'ignominie, enfoui et oublié, et à reconnaître en lui le signe du salut, le symbole de la foi et l'insigne des croyants. Chaque année, lorsque l'Église la dresse devant nous, nous devons nous rappeler l'injonction du Seigneur : "Qui veut me suivre, qu'il se charge de sa croix." Se charger de sa croix signifie prendre le chemin de la pénitence et du renoncement. Suivre le Sauveur, c'est pour nous religieuses se laisser clouer à la Croix par les trois clous des vœux. Exaltation de la Croix et renouvellement des vœux vont de pair.

Le Sauveur nous a précédées sur la voie de la pauvreté. Toutes les richesses du ciel et de la terre lui appartenaient; elles ne représentaient pour lui aucun danger: il pouvait en user et garder son cœur parfaitement libre. Sachant que les hommes, eux, sont pratiquement incapables de posséder des biens sans s'y attacher et en devenir les esclaves, il renonça à tout et montra, par son exemple plus encore que par ses conseils, que seul celui qui ne possède rien possède tout. Sa naissance dans l'étable, sa fuite en Égypte, signifiaient déjà que le Fils de l'Homme n'avait aucun lieu où poser sa tête. Qui le suit doit savoir qu'ici-bas l'homme n'a pas de demeure permanente. Plus fortement nous l'éprouverons, plus ardemment nous rechercherons notre future demeure et jubilerons à la pensée d'avoir notre droit de cité au ciel.

En ce jour, il est bon de se répéter que la pauvreté nous demande d'être prêtes à quitter même le couvent familier. Nous nous sommes engagées à respecter la clôture et c'est ce que nous faisons à nouveau lorsque nous renouvelons nos vœux.Mais Dieu ne s'est pas engagé à nous maintenir pour toujours entre les murs du cloître. Pour Dieu, la clôture est sans importance car il a d'autre murs pour nous protéger. Il y a là quelque chose de comparable aux sacrements.Ce sont pour nous les moyens ordinaires de la grâce, et nous ne pouvons jamais les recevoir avec trop de zèle; cependant Dieu ne leur est pas lié. Si une contrainte extérieure venait à nous couper des sacrements, il pourrait, d'une autre manière et abondamment, compenser ce manque; et il le fera d'autant plus généreusement que nous aurons été fidèles à recevoir les sacrements. C'est donc notre devoir de respecter aussi scrupuleusement que possible les prescriptions de la clôture, pour vivre librement avec le Christ, cachées en Dieu. Si nous étions jetées à la rue, mais que nous leur demeurions fidèles, le Seigneur posterait ses anges autour de nous, et ils feraient de leurs ailes une enceinte de paix autour de nos âmes, plus sûres que les murailles les plus hautes et les plus solides. Nous n'avons pas à désirer cela. Nous sommes en droit de prier pour que cette épreuve nous soit épargnée, mais à condition que nous ajoutions sincèrement : non pas ma volonté, mais la tienne. Le vœu de pauvreté doit être renouvelé sans réserve.

Que ta volonté soit faite. C'est en cela que consista la vie du Sauveur. Il vint au monde pour faire la volonté du Père; non seulement pour expier par son obéissance le péché de désobéissance, mais encore pour ramener les hommes, par la voie de l'obéissance, à leur destination d'origine.

Il n'a pas été donné à la volonté de la créature de jouir d'une liberté et d'une autonomie absolues. Cette volonté est appelée à s'harmoniser à la volonté divine. Si elle réalise cette harmonie dans une volontaire soumission, elle pourra librement collaborer à l'achèvement de la création. Quand la créature libre se refuse à cette harmonie, elle tombe dans la servitude.

La volonté humaine conserve la possibilité de choisir, mais elle reste sous l'emprise des créatures; celle-ci la tirent et la poussent dans des directions qui l'éloignent de l'épanouissement de sa nature, tel que Dieu l'avait voulu, et par là du but qui lui était destiné dans sa liberté originaire. Perdant cette liberté originaire, elle perd la sûreté de ses décisions, devient hésitante et labile, tiraillée entre le doute et les scrupules ou endurcie dans son égarement. Il n'y a à cela nul autre remède que de suivre le Christ, le Fils de l'Homme qui non seulement a obéi sans condition au Père céleste, mais qui s'est également soumis aux hommes que la volonté du Père plaçait au-dessus de lui. L'obéissance établie par Dieu libère la volonté asservie au monde et lui rend sa liberté. C'est par conséquent le chemin de la pureté du cœur.

Aucun esclavage n'est plus terrible que celui des passions. Sous leur poids, le corps, l'âme et l'esprit perdent leur force et leur santé, leur éclat et leur beauté. De même qu'il n'est guère possible à l'homme, marqué par le péché originel, de posséder quelque chose sans s'y attacher, de même l'inclination naturelle comporte le danger de dégénérer en passion, avec toutes ses conséquences tragiques.

Pour y faire face, Dieu nous donne deux remèdes : le mariage et la virginité. La virginité est la voie la plus radicale et par là-même la plus facile; mais ce n'est certainement pas la raison la plus profonde pour laquelle le Christ nous a précédées sur cette voie. Le mariage est certes un grand mystère en tant que symbole du lien entre et l'Église, et en tant que qu'il en est l'instrument. Mais la virginité est un mystère encore plus grand. Elle n'est pas seulement symbole et instrument de l'union nuptiale au Christ et de la fécondité surnaturelle qui en découle - elle y est participante. Elle vient des profondeurs de la vie divine et elle y reconduit. Dans son amour sans réserve, le Père éternel a transmis au Fils la plénitude de sa nature, et en retour le Fils se donne sans réserve au Père. Le passage du Dieu-Homme dans le temps n'a rien altéré ce don absolu de Personne à Personne. Appartenant de toute éternité au Père, il ne pouvait que recevoir, dans l'unité de sa nature divine et humaine, les hommes qui voulaient se donner à lui, pour les offrir au Père comme membres de son Corps mystique. C'est la raison de sa venue dans le monde. La fécondité de son éternelle virginité consiste en sa puissance de donner aux âmes la vie surnaturelle. La fécondité des vierges qui suivent l'Agneau consiste en ceci que, dotées d'une force intacte et se donnant sans partage, elles reçoivent la vie divine, et peuvent, dans l'union avec le Chef divin et humain, la transmettre à d'autres âmes, et ainsi associer d'autres membres à la Tête du Corps mystique.

La virginité divine se double d'une répugnance essentielle au péché, perçu comme le contraire de la sainteté de Dieu. Mais de cette détestation du péché jaillit un indéfectible amour des pécheurs. Le Christ est venu arracher les pécheurs au péché et rétablir l'image de Dieu dans les âmes profanées. Il vient comme un enfant du péché - ce que manifeste son arbre généalogique et toute l'histoire de l'Ancienne Alliance - recherchant la compagnie des pécheurs pour se charger de tous les péchés du monde et les porter sur le bois d'ignominie de la Croix, qui devient ainsi le signe de sa victoire.

C'est pour cela que les âmes virginales n'ont aucun dégoût des pécheurs : la force de leur pureté surnaturelle ne craint aucune souillure. L'amour du Christ les pousse à descendre dans la nuit la plus noire, et aucune joie maternelle sur terre n'est comparable à la félicité de l'âme qui peut faire jaillir dans la nuit du péché la lumière de la grâce. La Croix est le chemin qui y conduit. C'est au pied de la Croix que la Vierge des vierges est devenue la Mère de la grâce.

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