"Cette métamorphose a été décrite dans Les essais hérétiques de Jan Patocka, qui met en scène un homme naturel ou "non problématique" chez lequel importe seulement "l'enchaînement de la vie à elle-même, la nécessité physique d'exister de manière que la vie soit consacrée au service de la vie, à pourvoir aux besoins de la vie". Ainsi, le philosophe tchèque voit dans les grands empires anciens des sociétés menées par la nécessité de reproduire la vie comme telle, d'en garantir la maintenance tout simplement parce qu'elle est , en un cycle ensommeillé qui ressemble à l'éternel retour du même. Dans cette hypothèse, l'homme "non problématique" accepte le donné, s'y soumet et le reproduit, car "il n'a aucun but, aucune fin qui s'élève au-dessus du maintien de la vie". Cet instinct de permanence est vu ici comme un esclavage protecteur, puisque l'homme ainsi décrit ne se trouve pas écrasé par des questions sans réponse et conduit son fatalisme avec la naïveté de l'enfant, il s'agit là, écrit Paul Ricoeur dans l'introduction de l'ouvrage à Patocka, d'une "captivité menée dans l'amitié des dieux". (...)
L'histoire apparaît lorsque l'homme entreprend de questionner sa vie-même, et lorsque certaines conditions d'une vie meilleure deviennent un but plus important que la vie. A partir de là, l'avenir devient problématique, l'acceptation inconsciente disparaît, et l'instinct de la durée devient secondaire. Patocka appelle " les audacieux" ou "les ébranlés" ces hommes dès lors historiques, qui vont risquer l'éternel retour du même dans le tourbillon du questionnement, et il en voit la manifestation essentielle dans la culture européenne, à la naissance simultanée de la politique et de la philosophie. L'apparition d'une humanité historique se trouve donc conditionnée par la mise entre parenthèses de la certitude, sa mise en cause et en berne, dans l'attente de nouvelles significations dès lors choisies et argumentées : le passage du sens naïf au sens réfléchi se fait à travers un vide dangereux.(...)
C'est dans cette problématicité où l'homme devient plus humain que Patocka voit apparaître le nihilisme. L'homme historique est pour l'humanité à la fois une chance de se dépasser, et une menace d'autodestruction. Si l'instinctif vouloir de la durée est un esclavage, l'interrogation historique, qui met en jeu la durée, apparaît comme un lourd péril.
C'est ainsi que se pose, pour la première fois, la question sur la légitimité de la durée : faut-il vraiment que l'humanité se perpétue et pourquoi?(...)
Les sociétés occidentales sont en train de vivre ce moement d'interrogation sur leur propre légitimité à durer encore. Les événements du XXe siècle jouent un rôle dans cet effondrement. La nausée devant ce qui a pu être fait au nom de la durée représente une sorte de pivot autour duquel se cristallise aujourd'hui toute une atmosphère de renoncement à soi. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'Europe développe cette mauvaise conscience dans laquelle se perd le sens de l'existence. Nous nous sommes rendus coupables de tant de malheurs que l'éternité des siècles ne suffirait pas à les expier.(...) Cet état d'esprit ne provoque pas l'envie de vivre, ni le désir d'enfants qui sont les marqueurs de l'espoir, puisque l'espoir a disparu derrière la certitude de l'expiation éternelle.(...)
Mais cette raison ne suffit pas à expliquer la tentation du "dernier homme", déjà décrite par Nietzsche au XIXe siècle. Le dernier homme, représentant largement le citoyen occidental de la modernité tardive, se suffit à soi-même et ne cherche rien ailleurs.(...)
Par exemple, le dernier homme mesure la tromperie des arguments utilisés pour justifier la durée de l'humanité. Que peut bien signifier pour lui : "l'être est meilleur que le non-être", affirmation avancée depuis Aristote jusqu'à Jonas? Meilleur au nom de quoi? Ainsi, au stade du dernier homme, le simple instinct de procréation, brut et encore animal, se veut dépassé, mais aucun sens ne vient plus remplir le vide qu'il a laissé. C'est pourquoi nous n'avons plus aucune raison d'avoir des enfants dans le monde tel qu'il est, à moins de tenir encore à quelques certitudes anciennes.(...)
Que faut-il pour durer? Il ne faut pas spécialement vouloir durer ( car l'instinct peut y suffire), mais il faut en tout cas ne pas vouloir mourir. Ainsi, les peuples long-vivants seront probablement religieux, à structures sociales fortes.(...)
Pour durer, il faut qu'une société moderne ( ou qui ne se perpétue pas par le seul instinct) sache pourquoi elle dure. Autrement dit, plus les conséquences de l'instinct sont contrôlées, plus le sens est nécessaire.La contraception, qui peut donner à une société les moyens de se suicider, serait en quelque sorte compensée par la religion, qui lui offre des raisons de vivre.
Mais surtout, on peut se demander si la capacité à durer n'est pas faite d'acceptation de l'inconnu et du risque. Et peut-être même d'ignorance. Une connaissance étendue du génome de mon futur enfant, cela me donne t-il envie de le garder? D'une certaine manière, la connaissance tue la vie, parce que la vie est aventure. A l'époque de la contraception, les peuples capables de durer seront forcément des aventuriers. Ils voudront l'avenir parce que aucune prévision ne leur en dessinera la figure, de même que la folle joie de l'attente de l'enfant tient dans l'inconnu de cet être à venir. Parce que aventuriers ils seront religieux, car les deux vont de pair. Ils ne voudront durer parce qu'ils croiront en un dogme qui le leur imposerait. Mais plutôt, leur capacité à faire vivre l'inconnu, à courir des risques, fera d'eux tout naturellement des êtres spirituels plus que rationnels, en tout cas la raison ne leur suffira pas - la raison ne court jamais l'aventure.
On peut dire simplement que ces peuples seront nourris par l'espoir, lequel n'a rien de rationnel. L'espoir est toujours l'attente d'une nouvelle aurore. Il faut pour cela supposer que les joies du monde ne sont pas encore toutes répertoriées. Il faut avoir confiance dans la capacité de création de l'humanité, avoir confiance dans sa capacité à panser ses plaies, à considérer chaque temps d'un regard neuf."( Chantal Delsol, "Qu'est ce que l'homme?", éd. du Cerf, La nuit surveillée.)
Attente
Par un beau matin,
Ou peut-être au cœur d’une nuit,
Nous ne fûmes pas très malins,
Moi et mon très cher mari.
Il nous fallait nous retrouver
Dans certains gestes, en vérité.
Il nous fallait nous expliquer,
Nous caresser, nous embrasser,
Vous l’avez deviné, nous aimer,
En vérité.
Encore ébouriffés, ébahis
Tout émerveillés, essoufflés et ravis
Nous réalisâmes dans le même temps,
D’un seul mouvement,
Que peut-être, que sans doute, que sûrement !
De nos accords naîtrait un nouvel enfant.
Je le sais, ça n’est pas bien, c’est de la démence,
Il faut réfléchir, raisonner, construire
Mais déjà un bonheur immense
M’envahit et éclate en sanglots et rires !
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