vendredi 3 mai 2019

Lounès Darbois

Toi que les échecs n'ont pas lassés
Que l'ennemi n'a pas vaincu
Qui n'en a toujours pas assez
Qui se préfère seul à cocu
Qui ne parle pas en blablacar
Qui n'demande pas “toi dans la vie”
Qui te couche tôt qui travaille tard
Qu'un paysage encore ravit

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Comment supporter le renouvellement des saisons

Les photos anciennes, répondit Monsieur Jacques, prêtent à croire d'après les teintes affadies, que le passé était terne, poilu, pas frais. Je connais cette impression, je comprends ta réticence. Oh, mais comme elle est fausse! Le passé était lumineux, paisible, frais et discret , glabre et net, tout sourire. Mes grands-parents qui rentraient de voyage, des effluves d'Ysatis le soir dans le corridor, la fraîcheur citronnée des sols, le lustré des parquets, l'ordonnancement des éditions Belles lettres dans la bibliothèque en bois de Valenciennes… Tout cela était cent fois plus beau, plus riche, plus heureux qu'aujourd'hui (il désigna de sa canne des annonces immobilières dans une vitrine proposant à louer des studios fushias meublés d'agglomérés à angles coupants, rectilignes, désespérants).
Monsieur Jacques balaya cette vision d'un revers de main.
Mais tu me demandais comment faut-il vivre… Bien. La santé vois-tu, c'est la santé des intestins. La sérénité comme on dit de nos jours est aux trois-quarts atteintes avec de bons repas, des siestes digestives et des promenades . A ton âge, pense-donc qu'à ton âge j'achetais des grands crus pour 40 francs.Or le régime qui convient à l’hiver est la diète non la bafrerie. Chaque doux repas de raclette doit se mériter par plusieurs repas maigres préalables voire tout bonnement  sautés. Les excédents de bajoues, les salles surchauffées, les dîners gras pris en commun sont le terreau des conflits intimes et de l’amertume. La vie c'est très simple. C'est de prendre son parti des saisons qui reviennent inlassablement.
Voici que revient l'automne et ses journées raccourcies, ses nuages, son vent? Prenons-en notre parti! C'est le moment de jouir du sommeil, de faire des nuits de douze heures, de manger à satiété, de ralentir. Je chausse des souliers en daim, j'enfile du velours côtelé, des choses matelassées, et le trois-quarts Barbour. Les femmes portent des trenchs Burberry, des capelines… En automne je ressors mes whiskies, mon tabac à pipe, je fais des feux de bois dans la cheminée. Ma table se pare de châtaignes, de raisin, de venaisons, de champignons… On fête les goûts tourbés, fumés, on croque des noisettes. On fait la promenade dans un sous-bois jaune et rouge, on écoute bruisser les feuilles. Ainsi jusqu'à la fête du Christ-Roi (Parle, commande et règne). Voici décembre? La nuit qui écrase le jour et les maladies glaireuses ? Au contraire, on monte vers Noël! Pour s'y préparer il fait bon jeûner gentiment, bannir un peu les patates, les sucres, toute la lourdeur au moins trois bonnes semaines avant. On chante Venez Divin messie, voire Somewhere in my memory à l'église irlandaise. On avance comme ça dans l'hiver, le froid devient trop dur? Qu'importe, on sort l'écharpe en cachemire,  le chapeau de feutre d'où l'on rabat le cache-oreille… Et pourquoi ne me coifferais-je pas de mon authentique papakha du Caucase? Emmitouflez le tout sous un épais Loden tissé de laine bouillie des brebis d'Attique, voilà de quoi braver tous les frimas! On se soutient par les clémentines, les oranges,  les litchis, les noix, le chocolat et le vin chaud, le thé, les tisanes… On se repose. On regarde la brume, les fumées qui sortent des toits. On rentre manger des plats sauce madère que l’on conclut au marc de Bourgogne. En mars l'hiver va finir, on jeûne, et bientôt on arrive au printemps tout nettoyé. Alors on retire l'écharpe, on libère le cou, puis la tête. On fête les premiers jours de beau temps froids, on renaît, le ciel aussi parfois, c'est la promesse de résurrection qui bientôt s'accomplit à Pâques. Sous les voûtes redécorées, je chante Ô croix dressée sur le mondeChristus Vincit, et surtout Pain de vie, ma favorite

Pâques nouvelle désirée d'un grand désir,
Terre promise du salut par la Croix,
Pâques éternelle, éternelle joie.
Pain de vie, corps ressuscité, source vive de l'éternité

Ainsi passe Avril. Je commence à sortir en costume dans la rue, sans manteau. Je déjeune aux terrasses avec mon avocat. Je regarde passer les filles, mais attention tu comprends, non par impudeur! Seulement par goût très chaste pour les justes proportions humaines, harmonies que n'auraient pas renié Vitruve ni Praxitèle, nous sommes bien d'accord. A l'Ascension on chante Lauda Jerusalem. Je fais les marchés, je mange des nourritures brutes ; terminé le blé cuit et le haché qui affadissent les chairs! Place aux couleurs, aux santés de l'olive et de la tomate, de la courgette et de l'aubergine, de la prune et de l'abricot, de la figue, de la pêche, de la sardine , du bar, de l'amande, du fenouil… Tu vois? Tout pour la santé crétoise! Après la Pentecôte, quand la chaleur monte encore, à partir de juin, je sors le pantalon blanc, la chemise d'un jaune bien pétant que j'ai faite faire sur mesure. J'attrape un chapeau de paille et file direction la mer. Soit l'Italie soit les îles atlantiques en monosyllabes, les Retz, les Batz, Yeu, Groix, Ré… Je me plante face au vent sur un promontoire et je me laisse bien laver, bien sécher de toutes les poisses de l'hiver. Les îles, on y arrive d'abord par le nez. Odeurs de feu, odeurs de fleurs, d'embruns… Fugaces relents ponctuels de camphre, de crème solaire, d'essence. Si tu savais comme il a pu faire bon vivre sur ces îles dans les années 70-90. Les petites familles paisibles, les cousins qui se retrouvent l'été et qui grandissent ensemble… Le trajet en vélo, la méhari, les chaussures bateaux, les tartes au poire, les chouquettes, l'apéritif des grandes personnes, au porto, le Perrier, le bol de glaçons…Le goûter que les mères gardent dans le sac à la plage, les pères qui vont nager jusqu'à la bouée…Rentrer le soir de la plage parmis les fumets de grillades au thym chez les gens assis au jardin. Depuis que j'ai fréquenté les derniers maillons de la bourgeoisie française à cette époque là, je puis témoigner qu'il n'y a rien de plus beau qu'une jeune dame en Tods et chemisier blanc bien coupé, avec son carré plongeant bien net. Là bas je comprenais pour quoi je me battais à Bruxelles. Comme notre société était belle! La salade et sa vinaigrette dans le grand saladier, le plateau de fromage, le fraisier au dessert. Et tout cela allait et venait, fluide, chacun à sa place. Le charme du soir au jardin, les lianes éclairées par en-dessous, les floraisons… Ambiance feutrée, paix, blondeur rassérénée. Les gentils garçons bien élevés qui lisaient le Club des Cinq. J'ai vu la plus grande paix possible sur la terre. La mère et sa petite fille au coucher, qui lisent ensemble la prière du soir dans le halo d'un abat-jour. Très calme, très profond, grande pudeur, grande paix de l'enfance. Combien leur société était belle. Cette vie là était l'évidence. Puis le matin. La lumière rasante sur les chênes d'un jardin. Des enfants enlèvent le lierre avec leur père puis vont prendre une collation sur l'herbe. Des mères actives, positives, bienveillantes. Des pères virils, calmes, concentrés. L’esprit qui règne en ces lieux est bon, voilà ce que m’évoquait ce spectacle.
Plus loin dans la rue retentit le grésillement du dévérouillage électrique d'une porte cochère. Une jeune fille apparut et déjà s'éloignait, laissant la porte se rabattre sur un porche de quatre mètres.
Je comprends reprit Monsieur Jacques, quand je repense à mes bienfaiteurs, que moi je suis trop malveillant. Non vraiment, la Bretagne l'été… Les familles, les femmes en chapeau de paille, lunettes d'écailles, les fauteuils d'osier à coussins rouges… Ce n'est pas que je sois vieux, mon petit père. Mais la fête à Ibiza depuis toujours, j'y suis complètement hermétique, je dois être bien ingrat peut-être. Les plus grandes joies il me semble, ce sont la diététique, la philosophie pratique mise en pratique, le sport, l'amitié, l'église… Et le weekend boire quelque chose en terrasse le matin, mettre un ancien survêtement Lacoste pour relire La vie de Rancé ou Œuvres Morales… Consacrer sa vie à une seule femme… Mettre une chemise à col souple…
Monsieur Jacques semblait regarder de plus en plus au loin.
- Toujours s’exercer, travailler, explorer. Sans quoi l’on retombe au plus bas barreau de l’échelle de la grâce : consommer du divertissement. Des jeûnes préparent des fêtes ; les périodes maigres préparent les périodes grasses. Voilà à quoi sert le calendrier, à mettre en pratique une discipline qui répétée devient perpétuelle. La paix c'est la tranquillité de l’ordre. Tu vois mon petit père, la vie c'est très simple.
Vincent avait laissé parler son parrain. Le silence lui fit prendre la parole.
- C'est l'appât de ce confort, de ces soieries entrevues depuis la rue qui précipitent toute la racaille du monde chez vous, mon oncle. Plus vous êtes civilisé et plus excitez les barbares.
- Tout le monde se contrefiche de saluer ce qui nous a précédés et qui est presque toujours plus grand que nous ne sommes, dit Juan Asensio. Il faut dans cet esprit remonter aux Anciens, ils sont plus grands que nous, ils nous obligent.
- D'où votre rapetissement modeste sous leur ombre, votre atrophie est propice à tous vos ennemis saccageurs qui se grandissent d'autant plus que vous vous faites petit. Traduction : à force de modestie chronique vous devenez fade, et les voyous rugueux, les malins, les rusés, il leur suffit de vous copier, d'aller dans les mêmes écoles que vous et une fois sorti d'enlever juste un bouton de leur chemise (quand vous boutonnez tout) pour flasher les meufs en tant que rebelle décontracté.
- Bravo jeune homme, vous avez l'intuition de Paul Morand!
- En refusant la première place par modestie et scrupule vous cédez celle-ci sans vous en rendre compte au fonceur barbare sûr de lui à qui sa mère a répété 20 ans qu'il était le meilleur.
-… et Jacob supplanta Esaü
- Votre Europe des gentillhommes ne s'est jamais faite, non par égoïsme, mais par abus de modestie et scrupule.
-… et CEE supplanta Chrétienté.

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