mercredi 28 août 2013

Mangeurs d'étoiles



"En dehors des lectures édifiantes qui m'étaient recommandées par ma mère, je dévorais tous les livres qui me tombaient sous la main ou, plus exactement, sur lesquels je mettais discrètement la main chez les bouquinistes du quartier. Je transportais mon butin dans la grange et là, assis par terre, je me plongeais dans l'univers fabuleux de Walter Scott, de Karl May, de Mayn Reed et d'Arsène Lupin. Ce dernier m'enchantait particulièrement et je m'efforçais de mon mieux d'imposer à mon visage la grimace caustique, menaçante et supérieure, dont l'artiste avait doté le visage du héros sur la couverture du livre. Avec le mimétisme naturel des enfants, j'y réussissais assez bien et, une vague trace du dessin qu'un illustrateur de troisième ordre avait tracé jadis sur la couverture d'un livre bon marché. Walter Scott me plaisait beaucoup et il m'arrive encore de m'étendre sur mon lit et de m'élancer à la poursuite de quelque noble idéal, de protéger les veuves et de sauver les orphelins -les veuves sont toujours remarquablement belles et enclines à me témoigner leur reconnaissance, après avoir enfermé les orphelins dans une pièce à côté. Un autre de mes ouvrages favoris était L'île au Trésor de R. L. Stevenson, encore une lecture dont je ne me suis jamais remis. L'image d'un coffre en bois plein de doublons, de rubis, d'émeraudes et de turquoises -je ne sais pourquoi, les diamants ne m'ont jamais tenté- est pour moi un tourment continuel. Je demeure convaincu que cela existe quelque part, qu'il suffit de bien chercher. J'espère encore, j'attends encore, je suis torturé par la certitude que c'est là, qu'il suffit de connaître la formule, le chemin, l'endroit. Ce qu'une telle illusion peut réserver de déceptions et d'amertume, seuls les très vieux mangeurs d'étoiles peuvent le comprendre entièrement. Je n'ai jamais cessé d'être hanté par le pressentiment d'un secret merveilleux et j'ai toujours marché sur la terre avec l'impression de passer à côté d'un trésor enfoui. Lorsque j'erre parfois sur les collines de San Francisco, Nob Hill, Russian Hill, Telegraph Hill, peu de gens soupçonnent que ce monsieur aux cheveux grisonnants est à la recherche d'un Sésame, ouvre-toi, que son sourire désabusé cache la nostalgie du maître-mot, qu'il croit au mystère, à un sens caché, à une formule, à une clé; je fouille longuement du regard le ciel et la terre, j'interroge, j'appelle et j'attends. Je sais naturellement dissimuler tout cela sous un air courtois et distant : je suis devenu prudent, je feins l'adulte, mais, secrètement, je guette toujours le scarabé d'or, et j'attends qu'un oiseau se pose sur mon épaule, pour me parler d'une voix humaine et me révéler enfin le pourquoi et le comment."
("La promesse de l'Aube", Romain Gary)

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