mercredi 17 octobre 2012

Réelle Présence



"Pas d'erreur, il y avait deux lunes.
(...)
Komatsu lui avait dit : "Tengo, essaie de réfléchir à ceci. Les lecteurs ont toujours vu dans le ciel une lune, une seule. Tu es bien d'accord? Mais on peut supposer que personne n'a jamais vu deux lunes dans le ciel. Lorsqu'on introduit dans un roman quelque chose qu'aucun lecteur n'a encore vu, cela nécessite une description aussi précise et détaillée que possible."
C'était une opinion sensée." (1Q84, Livre 2, Haruki Murakami)

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"L'écrivain, plus vite peut-être que le lecteur, apprend à se montrer humble devant ce-qui-est. Ce-qui-est, voilà son affaire. Le concret, voilà son moyen d'expression.
(...)
le romancier catholique a le sentiment que la vie s'ordonne suivant la perspective du mystère chrétien central : à savoir qu'en dépit de toute son horreur, elle valait la peine, au jugement de Dieu, qu'il souffre et meure pour elle."(Flannery O'Connor, Le romancier et le croyant)

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—" Pour vous, qu’est-ce que la fiction ?"
"Le Réel, soit le dévoilement de l’Invisible."(Mg Dantec)











Les livres que nous lisons peuvent se rapprocher, par analogie, des hosties que nous dévorons à la messe. L'idée m'est venue ce matin, à 8h01. J'ai regardé le réveil de mon mari. Il projette de gros chiffres verts flamboyants qui m'empêchent de dormir pratiquement chaque nuit. D'autres choses m'empêchent de dormir entre 3h et 5h du matin environ, mais ce réveil en fait partie, indéniablement.
De même que le Christ se donne à chaque individu qui se pointe dans une procession à l'autel le dimanche, Un et pourtant Multiple, de même un  livre se donne à toute personne qui l'achètera et le lira, unique dans son histoire et multiple dans sa distribution. Expérience personnelle avec le Verbe, vécu intime avec une parole écrite.
Cette analogie m'est venue parce qu'hier je lisais distraitement un article du Stalker sur George Steiner qui emploie le terme de "réelle présence" à propos du Christ présent dans l'eucharistie. Je me suis arrêtée à ce terme, je ne suis pas allée plus loin ni plus profond dans ma lecture pour le moment et peut-être d'ailleurs n'irai-je pas au delà : n'oubliez pas que je suis une crevette qui aime à vivre à la surface des éléments; je peux m'enfoncer sous un peu de sable mais guère plus.
Je pense donc que la méditation de ce mystère eucharistique -c'est un vrai mystère pour qui s'y arrête cinq secondes : le même Dieu qui se donne à tous et chacun en particulier- et la réflexion sur qu'est-ce que lire     -j'avais lu au coeur de la nuit quelques pages de 1Q84 de Murakami- ont abouti ce matin à ce croisement de courants, à cette analogie évidente, à 8h01 précises.
Cela m'arrive fréquemment d'avoir de bonnes idées le matin, au sortir de la nuit où mon cerveau n'a cessé de s'activer, où mon cerveau a été plus actif que jamais, libéré de contingences intellectuelles, morales, psychologiques qui le freinent en journée.

Il y a deux jours, vers 2h du matin, je suis montée dans mon bureau et j'ai allumé mon ordinateur et je suis tombée sur les conseils très scientifiques d'un ami à propos de l'insomnie. Il ne m'écrivait pas personnellement mais en le lisant sur le net je savais que c'était lui, cet ami, qui écrivait. Bien évidemment il expliquait qu'il ne fallait pas allumer la télévision ou son ordinateur en cas de panne de sommeil. Ce que j'avais fait, du moins en ce qui concerne le deuxième élément. Je ricanais donc sombrement en lisant sa prose : "Ecoutez un peu de musique douce, mangez un biscuit, détendez-vous" : j'avais tout faux comme d'habitude et ma nuit était devenue un bruit aussi aigu et envahissant que le son du ressac de la mer en pleine tempête.

Tout ceci pour dire que j'ai des amis brillants, intelligents, gais, entreprenants. J'en ai plein parce que je dois en changer tout le temps, je n'arrive pas à garder mes amis. Je les remplace.C'est parce que j'ai l'amitié "envahissante" : au bout de quelques semaines, mois ou années, mes amis se lassent de mon implacable  invasion chaleureuse et font marche arrière plus ou moins subtilement. Ils ont besoin de respirer! D'autres circonstances aussi font que l'entretien de l'amitié demeure constamment une gageure : les amis déménagent, par exemple. Ou bien ils orientent leurs pensées ou leur manière de vivre  dans des domaines qui vous sont parfaitement étrangers. Je suis triste, bien sûr, et je vais chasser ailleurs.

 On m'a bien expliqué que le Christ comble toutes les fêlures, que Seul un Dieu-Amour peut remplir une bonne fois pour toute ce tonneau des Danaïdes qu'est mon coeur, je ne suis pas encore une assez bonne chrétienne pour être arrivée à ce stade de gavage et je me rabats maladroitement sur mes pairs. Notre bon curé expliquait lors d'un de ses sermons que recevoir l'Amour infini d'un Dieu n'était guère possible pour les créatures "finies" que nous sommes : un peu comme si une petite ampoule recevait toute l'énergie d'une centrale nucléaire... Il faut des adaptateurs, ajoutait-il, c'est à dire les sacrements qui permettent de filtrer la Grâce et de la transmettre à la mesure de ce que nous sommes. Oui. Encore faut-il avoir l'idée d'utiliser ces fameux adaptateurs le plus souvent possible. Sans l'Eglise, le Christ n'est rien pour nous, Il ne peut parvenir jusqu'à nous. Vous allez me rétorquer que l'Esprit souffle où Il veut mais tout de même : je pense que le Christ ne s'est pas tué à la tâche au sens propre du terme pour fonder son Eglise pour rien et donc on ferait mieux d'avoir l'humilité de temps à autre de le reconnaître : les moyens concrets de la Grâce sont l'eau du baptême, le signe de croix d'un prêtre sur nous, un peu de pain et de vin; Dieu utilise le monde qu'il a créé pour parvenir jusqu'à nous, on ferait bien de s'en souvenir de temps à autre plutôt que de se prendre pour de purs esprits et de cramer bêtement comme la petite ampoule face à la centrale nucléaire.

 L'Eglise,  c'est  le passage obligé de la Grâce, c'est le creuset de notre foi.

Dernièrement, je regardais un reportage à la télévision sur le cas d'une femme à la maladie extrêmement rare : elle a ses jambes qui ne cessent de pousser, de grandir depuis qu'elle est née. Son corps est monstrueusement difforme à partir du bassin : des énormes jambes qu'elle traîne comme elle peut. Elle ne veut pourtant pas s'en séparer de ses jambes, véritables poids morts -ou à peu près- qui lui bousillent son coeur épuisé et qui vont finir par la tuer tout simplement. Elle les aime ses guibolles-poteaux. Hé bien, de la même façon mais en moins terrible à observer et à supporter bien évidemment, mon coeur est très lourd, trop lourd à porter mais j'ai fini par m'y habituer : il  pèse comme un poids de mort en moi et pourtant je fais avec. Il faut simplement trouver des moyens de l'alléger, avec des béquilles ou bien des adaptateurs pour reprendre l'image du prêtre. "Prenez mon joug sur vous et recevez mes instructions, car je suis doux et humble de cœur ; et vous trouverez du repos pour vos âmes. Car mon joug est doux, et mon fardeau léger. (Matthieu 11/29) Et puis : "Je changerai vos coeurs de pierre en coeurs de chair."

Mais sur notre terre, en attendant d'être parfaitement comblé et transformé  par Notre Seigneur, et avec ce souci prégnant de la solitude qui se tapit dans le fond de notre âme et qui rend notre fardeau très lourd, trop lourd, la littérature est ce qui se rapproche le plus de cette "Réelle Présence". En lisant des livres comme je dévore des hosties, je m'ouvre des passages vers des mondes, des réalités invisibles pour moi, je m'entoure de personnages plus vivants et proches de mon coeur que les plus aimables des amis. Certains crieront au danger, au poison :  ces réalités livresques ne sont pas la Réalité, il s'agit au bout du compte d'une illusion qui peut faire très mal lorsqu'on sort de sa lecture, m'avertiront-ils sur un ton raisonnable.

Je ne suis pas convaincue. J'ai vécu avec des personnages de romans, ils sont devenus des amis personnels, ils sont toujours présents quand j'ai besoin d'eux et les mondes dans lesquels ils évoluent ont une forme d'existence bien réelle dans mon esprit. J'ai voyagé dans ces mondes, je les ai visités minutieusement, je connais leur géographie, leurs sommets comme leurs gouffres, j'ai parcouru plus d'univers que n'importe quel aventurier de ce globe et ceci, grâce à la lecture. Ils m'ont entraînée dans leurs questionnements métaphysiques, avec leurs mots clairs, ils ont crié leurs douleurs que je ne pouvais exprimer et qui me tuaient, ils ont hurlé leurs colères que je gardais en moi et qui me suffoquaient, ils ont murmuré leurs douceurs quand je n'avais personne à mes côtés pour me soigner et me relever. La littérature utilise tous les humbles moyens mis à sa  disposition, (un stylo, du papier, ce qu'ils ont vu et entendu) pour me faire remonter des fonds dans lesquels j'étais enfouie, à la surface de mon monde intérieur. Elle m'a  libérée et m'a offert des visions que nul ne peut concevoir ou imaginer si elles n'existaient pas pour de bon.

1 commentaire:

  1. Ah! La lettre Santé et Nutrition! C'est marrant, celle-ci sur l'insomnie, je l'ai découverte aussi en rallumant mon ordi cette nuit-là, quasi blanche.

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