vendredi 12 octobre 2012

L'Eglise et le romancier

"Pour le romancier catholique, l'oeil est la pierre de touche universelle, l'organe qui finalement englobe sa personnalité entière dans tout ce qu'il peut percevoir du monde. Comme l'a écrit Mgr Romano Guardini, les racines de l'oeil plongent au tréfonds du coeur. Pour le catholique, en tout cas, l'oeil s'enracine aux inaccessibles profondeurs de ce mystère sur lequel est si partagé notre monde moderne -une partie s'efforçant d'éliminer tout mystère, une autre tâchant de le redécouvrir dans des disciplines moins exigeantes à l'échelle personnelle que la religion.
(...)
On admet, et les catholiques comme les autres, qu'un catholique qui écrit des romans cherche à exploiter son art pour démontrer la vérité de sa foi, ou au moins pour prouver l'existence du surnaturel. C'est possible. Pourtant personne n'est sûr des piètres motifs qui l'inspirent, sauf ceux que son oeuvre suggère quand elle est achevée, mais si le livre réalisé laisse penser que certains faits ont été manifestement falsifiés, dissimulés ou omis, alors, quel qu'ait été le dessein de l'auteur, on peut affirmer que son entreprise était vouée d'emblée à l'échec. Ce que découvre le romancier, si tant est qu'il découvre quelque chose, c'est qu'il ne peut altérer ni manipuler la réalité pour illustrer une vérité abstraite. L'écrivain, plus vite peut-être que le lecteur, apprend à se montrer humble devant ce-qui-est. Ce-qui-est, voilà son affaire. Le concret, voilà son moyen d'expression. Et il comprend au bout du compte que le roman ne peut se transcender qu'en n'outrepassant pas ses limites.
La valeur morale  d'une oeuvre romanesque, disait Henry James, se mesure à ce qu'elle renferme de "vie sentie". Pour autant qu'il reste fidèle à l'esprit de l'Eglise, le romancier catholique a le sentiment que la vie s'ordonne suivant la perspective du mystère chrétien central : à savoir qu'en dépit de toute son horreur, elle valait la peine, au jugement de Dieu, qu'il souffre et meure pour elle. Ce qui devrait élargir le champ de sa vision plutôt que de le rétrécir. Pour l'esprit moderne, tel que l'incarne Mr.Wylie, ce n'est là qu'une vision dénaturée, "qui n'a pas ou peu de rapport avec la vérité telle qu'elle est aujourd'hui connue". Dès lors, le catholique qui n'écrit pas pour un cercle restreint de coreligionnaires considère, selon toute probabilité, puisque telle est sa vision du monde, qu'il écrit pour un public hostile. Plus que jamais il lui faut donc édifier une oeuvre qui tienne d'elle-même sur ses deux pieds, qui soit complète, se suffise à elle-même, et demeure inébranlable de son propre chef. Quand on me dit que je ne peux pas être une artiste parce que je suis catholique, je suis vouée à répliquer, non sans tristesse, que parce que je suis catholique, je ne peux précisément pas me permettre d'être rien de moins qu'artiste.
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A juste titre, on a souvent déploré que la littérature religieuse ait tendance à minimiser l'importance et la dignité de la vie ici et maintenant, en faveur de l'autre monde ou en faveur des miraculeuses manifestations de la grâce. Quand le roman se conforme à sa nature vraie, il doit renforcer notre sens du surnaturel en le fondant sur la réalité concrète, observable. Si l'écrivain fait usage de ses yeux dans l'absolue certitude de sa foi, il doit s'en servir en parfait honnêteté, et son sens, comme son acceptation du mystère ne peuvent être qu'accrus. Observer les éléments les plus impurs n'est pour lui qu'un acte de confiance en Dieu. Mais s'il en est ainsi pour l'écrivain, sans doute n'en va-t-il pas de même pour le lecteur. Ce qui, pour l'écrivain, est la voie du salut, peut être celle du péché pour le lecteur, et le romancier catholique qui envisage cette possibilité regarde Méduse en face et se sent transformé en pierre.
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Protéger les âmes des dangers que lui fait courir la littérature appartient en propre à l'Eglise. Un roman qui satisfait aux lois impératives de l'art n'est pas nécessairement à remettre entre toutes les mains, et s'il est des cas où l'Eglise s'avise d'interdire aux fidèles de lire un livre sans permission, l'auteur, s'il est catholique, doit se montrer reconnaissant envers son Eglise des bons offices qu'elle consent à lui rendre. Cela revient à dire que, pour sa part, il n'a plus à s'inquiéter que des seules exigences de son art.
De fait, il semble plus facile pour beaucoup d'écrivains d'assumer une responsabilité universelle devant les âmes que de produire une oeuvre d'art, et l'on pense qu'il importe moins de sauver l'oeuvre que le monde. Cette idée doit sans doute autant au romantisme qu'à la piété, mais, à moins qu'une éducation regrettable ne lui ai inculqué, ou qu'écrire ne soit pas sa vocation première, il est peu vraisemblable qu'un véritable écrivain nourrisse des idées de cet ordre.
La croyance en un dogme immuable ne peut empêcher que la vie soit mouvante, ni aveugler un croyant sur ce point. Bien sûr, elle offre à l'observation de l'écrivain une dimension supplémentaire dont beaucoup, en conscience, ne peuvent admettre l'existence, mais à partir du moment où ce qu'ils peuvent admettre est présent dans l'oeuvre, ils ne peuvent pas dire que l'artiste est privé d'aucune liberté. Retrancher une dimension est une chose, ajouter une dimension nouvelle en est une autre. Et ce que l'écrivain catholique, comme le lecteur, ne doit pas oublier, c'est que dans un récit on juge de la réalité de cette dimension supplémentaire à l'intégrité et à la vérité des événements naturels qui y sont mis en scène. Si l'écrivain catholique espère révéler des mystères, il ne peut le faire qu'en peignant fidèlement ce qu'il voit d'où il est. On ne peut exiger de lui une vision dogmatique sans limiter sa liberté d'observer ce que l'homme a fait des choses de Dieu.
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Le romancier met en scène le mystère à travers les manières, la grâce à travers la nature, mais une fois qu'il en a fini, il doit demeurer dans sa conscience ce sentiment de Mystère dont nulle formule humaine ne parvient à rendre raison."

(Flannery O'Connor, "L'Eglise et le romancier")

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