vendredi 7 septembre 2012

Portrait du Réac.; 1 : l'homme qui méprise les petits et vulgaires plaisirs.


Tocqueville 2.0

ACTU — ARTICLE ÉCRIT PAR  LE 31 AOÛT 2012 À 21 H 05 MIN 
Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres. […] Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire , qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?
Ce qui rend ce texte de Tocqueville fascinant, c’est qu’il est partout.
Il est impossible de faire trois clics avec ses doigts sans tomber dessus, on l’étudie en terminale, il est donc un bréviaire pour les tenants de la pensée dominante, et ceux qui se proclament ses contempteurs l’affichent sur leurs forums et leurs sites comme si Tocqueville était interdit par la loi…. Qu’est-ce que ça veut dire? Que dans les grandes lignes, les tenants de la pensée dominante et ses ennemis officiels pensent la même chose, font les mêmes constats, voient le monde par le même trou et lorgnent vers les mêmes horizons.
Pour le dire plus directement, il existe bien une pensée dominante (pourquoi n’y en aurait-il pas une?), mais pas  d’alternative…  Elle n’a pas d’opposants,  ses ennemis déclarés n’ont rien construit, rien trouvé, rien bâti, il n’y a pas de penseurs antimodernes.
Avec son œil de lynx, Tocqueville avait vu sur quoi aboutirait l’égalitarisme, à savoir  une foule innombrable d’ hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes, gardés par une puissance tutélaire capables de leur ôter entièrement le trouble de penser Ce qu’il ne pouvait pas anticiper, ce que personne n’aurait pu anticiper, c’est que cette volonté d’être ôté entièrement du trouble de penser ne se traduirait qu’en surface et seulement dans un premier temps par la recherche  de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âmeque l’homo democraticus ne s’en tiendrait pas là.
Ce que nous refusons de voir et de décrire,  c’est qu’après avoir passé ce pacte diabolique  garantissant que l’on sera ôté du trouble de penser, on ne renonce pas le moins du monde à la verticalité, au Sens, aux repères, mais on veut au contraire s’abstenir d’avoir à les chercher, et donc en avoir toujours à portée de main, qu’on nous en serve à longueur de temps, partout, qu’ils soient fléchés, au point que même les aveugles n’aient pas à tâtonner.
Tocqueville ne pouvait pas savoir que l’homo democraticus tiendrait chaque jour un peu plus en mépris les petits et vulgaires plaisirs, parce qu’ils peuvent, ou pas, receler contre toutes attentes des grands et nobles plaisirs, regorger de sens, tandis que ce qui a vocation à faire sens n’en fait pas forcément… Pour déceler tout ça, il faut, justement, ne pas s’épargner le trouble de penser, tandis que dans une société où le sens et la verticalité sont partout, annoncés par des spots clignotants et des coups de klaxon, on peut rester intérieurement à l’horizontal.
Les modernes et les antimodernes réclament la même chose, à savoir l’aboutissement du projet démocratique, l’avènement d’un monde dans lequel on aurait le droit à des repères et celui de se faire guider  vers les grandes œuvres de l’Art et de l’Esprit comme on a celui d’être protégé par la police.
Depuis Tocqueville, le projet égalitariste le plus abouti que l’on ait vu, c’est le communisme, on était pour le coup sommé de s’épargner le trouble de penser, et il va sans dire qu’on y interdisait les petits et vulgaires plaisirs… Tout y faisait sens, les laboureurs et les femmes de ménages devaient meubler leurs temps morts en donnant du sens à leurs vies,  en compagnie des grands auteurs du XIXème siècle.
Tocqueville est un grand penseur,  il doit être traité comme tel: il faut s’appuyer sur lui pour lui grimper dessus et le dépasser.

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