jeudi 14 juillet 2011

Les guerriers.

Durtal est un jeune homme en pleine conversion spirituelle : il se décide à aller faire une retraite chez des moines trappistes. Dans la nuit, il doit se lever pour un office et il se rend à la chapelle où se réunissent les moines. Il a mal dormi, hanté par des cauchemars lui rappelant toutes ses turpitudes, sa vie passée, ses vices. Il arrive dans la chapelle et là....

"Il fit un pas, se signa et recula, car il venait de heurter un corps; il regarda à ses pieds.
Il entrait sur un champ de bataille. 
Par terre, des formes humaines étaient couchées dans des attitudes de combattants fauchés par la mitraille; les unes à plat ventre, les autres à genoux; celles-ci, affaissées les mains par terre, comme frappées dans le dos, celles-là étendues les doigts crispés sur la poitrine, celles-là encore se tenant la tête ou tendant les bras.
Et, de ce groupe d'agonisants, ne s'élevaient aucun gémissement, aucune plainte.
Durtal contemplait, stupéfié, ce massacre de moines; et il resta soudain bouche béante. Une écharpe de lumière tombait d'une lampe que le père sacristain venait de déplacer dans la rotonde et, traversant le porche, elle éclairait un moine à genoux devant l'autel voué à la Vierge.
C'était un vieillard de plus de quatre-vingts ans; il était immobile ainsi qu'une statue, les yeux fixes, penché dans un tel élan d'adoration que toutes les figures extasiées des Primitifs paraissaient, près de la sienne, efforcées et froides.
Le masque était pourtant vulgaire; le crâne ras sans couronne, hâlé par tous les soleils et par toutes les pluies, avait le ton des briques; l’œil était voilé, couvert d'une taie par l'âge; le visage plissé, ratatiné, culotté tel qu'un vieux buis, s'enfonçait dans un taillis de poils blancs et le nez un peu camus achevait de rendre singulièrement commun l'ensemble de cette face.
Et il sortait, non des yeux, non de la bouche, mais de partout et de nulle part, une sorte d'angélité qui se diffusait sur cette tête, qui enveloppait tout ce pauvre corps courbé dans un tas de loques.
Chez ce vieillard, l'âme ne se donnait même pas la peine de réformer la physionomie, de l'anoblir; elle se contentait de l'annihiler, en rayonnant, c'était, en quelque sorte, le nimbe des anciens saints ne demeurant plus autour du chef mais s'étendant sur tous ses traits, baignant, apâli,  presque invisible, tout son être.
Et il ne voyait et n'entendait rien; des moines se traînaient sur les genoux, venaient pour se réchauffer, pour s'abriter auprès de lui et il ne bougeait, muet et sourd, assez rigide pour qu'on pût le croire mort, si, par instant, la lèvre inférieure n'eût remué, soulevant dans ce mouvement sa grande barbe.
L'aube blanchit les vitres et, dans l'obscurité qui commençait à se dissiper, les autres frères apparurent à leur tour, à Durtal; tous ces blessés de l'amour divin priaient ardemment, jaillissaient hors d'eux-mêmes, sans bruit, devant l'autel. Il y en avait de tout jeunes à genoux et le buste droit, d'autres, les prunelles en extase, repliés e n arrière et assis sur leurs talons, d'autres encore faisaient le chemin de croix et souvent ils étaient posés, les uns devant les autres, face à face et ils se regardaient sans se voir, avec des yeux d'aveugles.

("En route", Huysmans)


2 commentaires:

  1. Je ne sais pas comment vous faites pour réussir à lire Huysmans. Je trouve ça d'un pâteux et d'un maniéré tout à fait insupportables.

    “Mais bon», comme dirait l'autre.

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  2. Oui, je comprends ce que vous voulez dire Didier mais d'un autre côté cette histoire de conversion est vraiment belle et peut toucher beaucoup de personnes que je connais. Je compte le refiler à certains.

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