A propos de l'entretien de Houellebecq avec Finkielkraut dont vous pouvez lire la retranscription ici au sujet de son dernier ouvrage, La carte et le territoire, des réflexions de Restif qui peuvent intéresser bon nombre d'entre vous et que je mets donc à l'honneur :
J'ai été extrêmement touché par la parole houellebecquienne, par toute l'immense distance qu'on sent entre son personnage publique, les dithyrambes hallucinés des fans et journalistes et ce qu'il sait de lui-même, de sa place véritable dans l'histoire de la littérature. Cet écrivain est d'une très grande finesse et d'une infinie sensibilité presque douloureuse à ressentir. Une chose est certaine en ce qui le concerne, il a payé sa livre de chair, "son prix aux sorcières" comme le disait Céline, l'art d'écrire ne lui tombe pas du ciel, et l'une des clés de son succès est peut-être bien dans son authenticité. Au siècle de l'ersatz les gens ont désespérément besoin d'un peu d'authenticité comme d'eau fraîche. Cette "liberté" dont il parle, qu'il pressent donner, et qui est bien sûr d'abord une liberté du discours dans un monde politiquement correct, cette liberté est étroitement corrélée à cette vérité intime de l'être, ce qui sourd d'un homme et qui ne peut provenir que de la douleur. On ne ment pas à la douleur, et toute la distance qu'il réussit à maintenir entre lui et l'horreur de vivre (n'étant pas croyant il n'y a à ses blessures passées nulles compensations si ce n'est celle dérisoire du succès médiatique et historiquement condamné, ce qu'il sait), toute cette distance donnée à ses livres cette texture de tristesse qui touche profondément les gens et donne son poids aux réflexions développées. Mais sans cette réalité de l'expérience douloureuse, déceptive,que l'on perçoit derrière l'écriture, reflet de l'homme, il ne pourrait y avoir cette correspondance étroite, amicale, entre Michel Houllebecq et son public.
" Il y a une poésie qui se crée au moment où l’inexactitude se perd" dit-il à un moment. Phrase très intéressante qui témoigne d'un amour de la perfection, d'une admiration éperdue pour l'excellence, il y a là aussi à mon sens une clef pour la compréhension de ce qu'il aime et admire dans la science, cette poésie qui surgit de l'exactitude parfaite (on sait qu'on ne peut être grand mathématicien sans être suffisamment poète, c'est quelqu'un de la taille d' Einstein ou de Bohr qui l'a dit). C'est très baudelairien aussi, cette quête d'une adéquation parfaite entre fond et forme, et ici on se souviendra non seulement de l'admiration de M.H pour Baudelaire mais plus encore de ce qu'il est, aussi, poète. "Croyez aux mètres poétiques anciens, aux formes passées" a-t-il écrit je ne sais plus trop où. Il y a peut-être de ça dans son usage d'une forme très classique, 19èmiste, le désir d'être un artisan aussi parfait que possible dans l'emploi d'une forme, quitte à lui sacrifier la position de novateur. Quand on ne peut pas être Proust ou Céline, reste à conter aussi bien que possible, en réutilisant tout ce que les plus grands maîtres -surtout Balzac et Flaubert (beaucoup Flaubert, énormément même; il y aurait long à dire)- ont si bien mis au point.C'est une forme de modestie. Il y a une forme de renonciation pour parler au plus grand nombre, pour avoir cette utilité sociale dont il parle et qui, à mon sens, est son dernier grand espoir, ce qui le fait encore vivre.
Je partage l'analyse de Houellebecq sur la Première Guerre Mondiale : 14 -18 = fin de la France en tant qu'elle était encore spirituellement une grande puissance. La saignée l'a épuisée, lessivée. Ce n'est pas seulement que "les meilleurs sont morts" (Péguy tombé en 14, symbole!), ceux qui s'en sont tirés en ont été tellement marqués qu'il en est sorti une littérature du désespoir, cynique, comique, épouvantablement triste au fond et d'une lucidité terrible sur les forces qui transformèrent le monde en abattoir. Ainsi Céline, qui a quand même réinventé la littérature, non pas seulement sa forme mais la vision même qu'elle offrait de l'homme jusqu'à sa venue. Le voyage au bout de la nuit fut une Amérique nouvelle, un continent qui se dévoilait d'un coup, une Apocalypse -ce qui signifie aussi "Révélation" .
On méconnaît aujourd'hui encore (on s'est habitué...) le choc que fut Le voyage qui féconda la littérature à tel point qu'on lui doit Miller, Kerouac, (jusqu'à Bukowski et Fante), l'apparition d'une écriture plus crue, plus âpre, l'introduction de l'oralité et la réincarnation du picaro mais désormais un picaro sans Dieu. Et il y aurait bien plus à dire. Trotsky (et oui : remarquable lecteur) fut le seul à comprendre immédiatement, contre toute la critique, que Céline n'était pas de gauche, que c'était le roman de l'écrasement de l'homme moderne qui trouvait la pour la première fois son illustration (on oubliera pas que Sartre pris une phrase de Céline comme épigraphe à La nausée : l'existentialisme provient de Céline). Houllebecq doit beaucoup à Céline, mais il n'a pas commis l'erreur de vouloir imiter son lyrisme (l'erreur de Nabe?). Céline a donc tiré son pessimisme comique grotesque de la guerre, toute sa vision de l'Homme comme créature écrasée par les puissances dantesques de la technique moderne, laquelle se découvrir d'un coup sous la forme des obus et de la mitraille. On pourrait ajouter les noms de Drieu, Aragon, Junger, deBreton, médecin soignant les traumatisés, toute la littérature a reçu la guerre dans sa chair, l'écriture a été portée sur les fonds baptismaux d'une horreur impensable jusqu'ici : dadaïsme,surréalisme, politisation de l'écriture (ce n'est d'ailleurs pas un hasard si le premier roman de Drieu est 'La comédie de Charleroi), toute l'écriture tente de se réassembler sur une image de l'homme tombée en morceau avec la civilisation qui la portait.
Il y aurait aussi à méditer sur le début de l'épuisement, de la disparition de l'Art (peinture, musique) en corrélation avec cette boucherie (qu'on doit au fait que Guillaume croyait la race allemande supérieure, déjà , et oui, j'ai lu certaines de ses lettres incroyables). Enfin, je pourrai y passer deux pages, mais M.H semble bien analyser la grande guerre comme ce moment unique dans notre histoire où la France a déposé sa couronne de grande puissance historique et morale (et puis il y avait alors encore les colonies), où elle a renoncé à un effort trop immense. Et il est même particulièrement fin en choisissant l'année 1917. En effet, c'est l'année où LA MOITIE de l'armée française entre en mutinerie. Il faudra en fusiller des centaines (je ne connais pas bien les chiffres) et envoyer Pétain discuter avec les hommes, Pétain seul chef respecté voire aimé du poilu. N'empêche, les français que la république avait accoutré en soldats et avait envoyé par masses entières au laminoir en sortir à tout jamais guéri de la « grandeur » (nos pertes ne furent si énormes que par l'incurie du commandement, l'époque où on faisait faucher une division pour conquérir 20 mètres histoire d'avoir un bulletin à faire sonner dans les journaux. Lire Galtier-Boissière, caporal de rang, 2 ans au front dont un hiver à Souchez et en Artois.). Tout ça pour rien. C'est l'arrivée des américains qui donna le petit plus nécessaire pour la victoire, les deux armées étaient épuisées (et l'Allemagne avait le double d'homme faut dire. Car il ne faut rien retirer à l'héroïsme des poilus. L'homme que peint aujourd'hui Houllebecq est l'arrière-petit fils d'un massacre, son nihilisme est tout, sauf gratuit. Il ne lui reste plus que l'espoir de trouver un peu de tendresse avant le sommeil éternel...
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