« Le destin ordinaire des hommes n’est-il pas de chercher très loin, et souvent au péril de leur vie, ce qu’ils avaient , sans le savoir à portée de la main ? » ( p.94, Les Prédestinés, de Bernanos ).
Il faut que "j'assure" ces jours-ci, parce que mon mari est parti en voyage. Je suis donc seule adulte à la maison avec trois, quatre, cinq, six enfants selon les allées et venues de ces derniers.
Je voudrais vraiment être une adulte, une mère responsable mais depuis qu'il est parti, tout part en vrille. J'ai oublié de mettre les poubelles vendredi, j'ai perdu le téléphone qui doit se balader dans un panier à linge ou dans une armoire, mon ordinateur sonne comme les trompettes de Jéricho m'indiquant tout un tas de virus que je suis incapable de virer et je n'ai pas de nouvelles de mon aîné depuis trop de jours. Hier, réveil à 6 heures pour accompagner mon fiston au départ de son camps scout : nuit blanche parce que je n'ai pas de réveil sans mon homme et j'avais trop peur de rater le départ. Cela fait plusieurs jours que mon sommeil est complètement déréglé, sans lui je n'arrive guère à prendre de repos, je regarde la télévision jusqu'à pas d'heure, je sursaute au moindre bruit "louche". Je mène une vie de patachon.
Il y a deux-trois jours, ballade aux grenouilles avec les deux jumeaux : je sermonne Basile sur le chemin à cause de sa crainte irrationnelle de passer devant une maison où il y des chiens qui aboient derrière leur grillage et qui lui fichent une frousse de tous les diables. J'ai beau expliquer au petit qu'il ne peut rien se passer, il n'en démord pas, il veut contourner l'obstacle. Nous prenons un chemin de ballade différent qui évite les chiens. Au retour, les enfants sont loin devant moi, à vélo, je marche tranquillement dans le sous-bois. Deux énormes clébards, surgis de je ne sais où, se jettent sur moi sans bruit. Je m'accroche, tétanisée à une barrière en bois, je suis au bord du malaise, je sens, pour la première fois de ma vie que je vais m'évanouir, là, comme ça, de terreur, littéralement. Le maître des chiens apparaît, appelle ses bestioles qui obéissent. Il voit que je ne vais pas bien et me dit : "N'ayez pas peur, ils viennent de manger..." Son ironie me ravigote mais je n'arrive pas à rire. Heureusement les enfants n'ont rien vu! Basile aurait certainement piqué une crise de nerfs. Il n'y a rien à faire : cette trouille est complètement irréfléchie et surtout elle me dépasse, je ne maîtrise rien.
Je ne maîtrise donc plus rien et j'en discute avec une bonne amie qui a un mari contraint à des voyages quasiment hebdomadaires à cause du boulot. Je lui raconte mes déboires, lui demande comment elle gère. Elle me dit qu'on ne s'habitue jamais, au bout du compte, qu'elle a tout de même bien du se forger quelque part une carapace, ne plus penser à ce qui pourrait arriver etc... Bon. Il fut un temps où nous étions séparés de façon régulière avec mon mari, les enfants étaient moins nombreux et plus jeunes et je me souviens que tout se passait à peu près bien sauf que j'avais le sentiment de vivre à moitié, d'être comme dans une sorte de rêve durant tout le temps de ses absences... Rien n'a changé aujourd'hui, tout est pareil, simplement, je crois que je supporte moins bien d'être séparée de lui. C'est benêt mais c'est ainsi, je ne peux rien y faire que subir passivement cet état de demi-vie. "ça rate et ça n'arrête pas de rater" dirait le Sorpasso...Je ne suis donc rien sans lui? Cette évidence me turlupine, il faut bien que je l'accepte, sans lui je ne suis pas moi-même.
Sans l'Autre je ne peux vivre mais pourtant l'Autre ne comblera jamais toutes mes attentes, toutes mes aspirations, je suis un être condamné à rechercher ad vitam aeternam tout l'amour possible.Mais rien ne suffit dans cette quête. Même quand l'Autre est là, il demeure une barrière infranchissable, il demeure le manque criant, une béance qui fait mal, une solitude qui pointe son nez et qui fait partie de notre essence d'homme.
"Compte tenu des caractéristiques de l'époque moderne, l'amour ne peut plus guère se manifester; mais l'idéal de l'amour n'a pas diminué. Étant, comme tout idéal, fondamentalement situé hors du temps, il ne saurait ni diminuer ni disparaître. D'ouï une discordance particulièrement criante, particulièrement riche "( Houellebecq dans "Rester vivant")
Je veux croire toujours qu'entre l'idéal, la plénitude d'amour et de perfection qui ne sont pas de ce monde et la réalité, il existe un chemin à trouver, celui de cette" petite bonté" qu'évoque Finkielkraut dans son "Cœur intelligent"
Dans les évangiles, il y a ce passage, une femme qui crie à Jésus : "Seigneur viens à mon secours! " Il répond : "Il n'est pas bien de prendre le pain des enfants pour le donner aux petits chiens - C'est vrai, Seigneur, reprit-elle; mais justement, les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres "(Mathieu, 15; 21-28)
Oui, je crois que se contenter de miettes n'est pas si déshonorant ni misérable que cela, je veux bien comprendre que manger tout l'Amour, c'est trop pour moi alors je veux bien les miettes de l'amour. Sans doute que celles-ci sont plus adaptées à mon estomac réduit par mes défauts, mon état de créature tout simplement. Je comprends mieux les précautions de Dieu qui se donne à nous par son Hostie consacrée, par son Fils Jésus, je comprends que le Mystère, l'incompréhension, le voile qui lui sont attaché est nécessaire pour l'homme qui ne pourrait supporter de fait l'Infini.
Je comprends aussi que cet état de manque est à l'origine et la source de toute énergie vitale. Si le désir n'existait pas, si la douleur de la frustration ne nous brûlait pas, nous serions comme des larves immobiles, sorte d'état végétatif, état minéral dit même Delsol. Sans désir et sans amour.
"Nature" signifie "ce qui nait". Le règne naturel dans lequel nous sommes immergés raconte la perpétuelle naissance des êtres, et aussi la perpétuelle mort des êtres. Non parce qu'il faudrait "faire de la place", selon une idée finaliste, donc incompréhensible hors de tel ou tel système de pensée défini.(...) Le désir d'immortalité est d'immobilité.(...) La modernité tardive peut manipuler des organes, elle engendrera une société pétrifiée qui s'inscrira dans une sorte de règne minéral davantage que dans la nature vivante."
La photo, je l'ai prise en tenant mon volant d'une main, l'appareil de l'autre. Je suis très contente parce qu'elle est réussie je trouve et je ne voyais pas ce que je prenais.
RépondreSupprimerOuhlala, vivement qu'il rentre !
RépondreSupprimerMais il faut l'attacher à son fauteuil, ce grand machin pérégrinateur !
RépondreSupprimerSinon, il revient bientôt, non ?
Femme au volant...
RépondreSupprimerSébastien : "Femme au volant, photo au tournant!"
RépondreSupprimerDidier et Catherine : oui, il revient fin juillet le grand machin et moi je pars demain en Bretagne noyer mon chagrin dans la Grande Bleue!^^
Votre prose me rassure "quelque part"… Serions-nous normaux ? (j’en suis sûr…) Je pense à ces femmes et ses hommes "libérés" de ce que vous éprouvez, le manque d’une moitié d’eux-mêmes…Ils ne le savent pas et ne connaissent pas ce désir dont vous parlez si bien. Je les plains…
RépondreSupprimerMerci pour la citation de Chantal Delsol et profitez bien de la Grande Bleue !
Merci Plouc, surtout pour votre allusion à la normalité, parfois je doute un peu.
RépondreSupprimerVotre mésaventure aux chiens si banale et si représentative de notre époque.
RépondreSupprimerEntre les morsures et les merdes fumantes j'en suis venue à souhaiter l'extermination de l'espèce canine.
C'étaient de bons chiens vous savez...
RépondreSupprimerJe connais un anonyme qui va faire bondir Didier et Catherine!
RépondreSupprimerBonnes vacances à vous, Crevette!
Carine, j'ignore les anonymes, d'ailleurs je souhaite l'extermination des anonymes !
RépondreSupprimerBonjour Carine et Catherine!
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