mardi 1 juin 2010

Victoire

 "Je ne vous souhaite pas beaucoup de bonheur : vous vous ennuieriez : je ne vous souhaite pas non plus de malheur; mais à la suite de la philosophie populaire je répète simplement : "vivez davantage" et tâchez de ne pas trop vous ennuyer;..." (Dostoïevski)


J'ai lu un beau roman ces jours-ci et je vous en raconte la trame : c'est l'histoire d'un homme, installé depuis toujours sur une île de l'archipel indonésien. Axel Heyst est son nom. Cet homme a été élevé principalement par son père et c'est dans les origines de son éducation qu'il faut chercher l'explication d'une vie apparemment ratée :  voici le discours tenu par le père, avant de mourir, au jeune adolescent :
 "N'y a t-il donc rien pour nous guider?" [demande Axel]
Son père était ce soir-là d'humeur étrangement amène, alors que la lune planait dans un ciel sans nuages au-dessus des ombres crasseuses de la ville.
"Tu crois donc à quelque chose?" dit-il d'une voix claire, qui s'était affaiblie depuis quelque temps."Peut-être crois-tu à la chair et au sang? Un mépris total et imperturbable aurait tôt fait de détruire jusqu'à cette croyance. Mais puisque tu n'as pu y parvenir, je te conseille de cultiver cette forme de mépris qu'on appelle la pitié.C'est peut-être ce qu'il y a de moins difficile...en te souvenant toujours que toi aussi, si tu es quelque chose, tu es pitoyable comme les autres, mais sans jamais attendre pour toi la pitié des autres.
-Que faut-il faire alors?" soupira le jeune homme, en regardant son père, tout raide dans son fauteuil à haut dossier.
"Rester spectateur...sans faire de bruit", telles furent les dernières paroles de cet homme...
(...)
Son fils enterra ce destructeur de systèmes, d'espérances et de croyances, maintenant réduit au silence."


Heyst va naturellement reproduire le schéma paternel en demeurant un spectateur sceptique et attentif du monde mais sans jamais vouloir s'engager, prendre des risques ou prendre sa part.
Un jour cependant, il tire d'un grave pétrin un brave marin sur le point de perdre son bateau -sa vie!- par manque d'argent. Heyst prête la somme nécessaire au capitaine qui peut ainsi retrouver son outil de travail. Ce premier engagement va conduire Heyst à accepter de se rapprocher, de se lier avec le marin : ce dernier, plein de reconnaissance éperdue envers son bienfaiteur associe Heyst à des projets de prospection de mines, mais il meurt en rentrant en Angleterre vendre son projet. Heyst, du coup, se sent responsable de la faillite du projet  et de la mort de son seul et véritable ami et se retire sur son île.
Coup du sort, en attendant un bateau pour repartir chez lui, il sauve une danseuse de ballet des griffes du  propriétaire de l'hôtel dans lequel il était descendu et tombe profondément et définitivement amoureux de Lena. En voulant à son tour sauver  de trois bandits et assassins qui investissent l'île (poussés par le propriétaire de l'hôtel fou de rage et de jalousie) l'homme qu'elle aime, Lena meurt à son tour.

Plusieurs réflexions me sont venues à l'esprit après la lecture de ce roman . Tout d'abord, l'impact inouï de l'éducation donnée par le père, de ses paroles, de sa vision totalement nihiliste et désespérée : le fils ne s'en remettra jamais, il demeure sans cesse un observateur des faits mais ne veut pas s'engager dans la vie, dans ce monde, le domaine de l'action lui est étranger. Il a été brisé, en quelque sorte, dès le départ, on lui a cassé les bras et les jambes. Il est mort et pourtant il vit. Il erre de part le monde, gentleman aux impeccables manières....
Cependant, par deux fois, poussé par une nécessité d'agir providentielle, et malgré "l'assassinat" paternel, il va s'engager et rencontrer l'amitié et l'amour. Il paiera chèrement ces deux trouvailles puisqu'elles lui seront purement et simplement arrachées par la mort des deux personnes, du marin son ami et de la femme qu'il aime.
Oui, il paiera chèrement mais il aura cette parole malgré tout : "Ah, Davidson, malheur à l'homme dont le cœur n'a pas appris dans sa jeunesse à espérer, à aimer... et à mettre sa confiance dans la vie!"

De l'incroyable poids du schéma familial. De son incroyable faiblesse face à l'aspiration naturelle de l'homme au bonheur.

Une autre problème soulevé au travers de tout le roman c'est l'incapacité des êtres humains à communiquer entre eux, et donc à aimer en plénitude. Toujours, à un moment donné, ils sont renvoyés à leur solitude et au doute. Et la souffrance infligée par l'ami ou l'amant est telle qu'on finit par se demander s'il vaut mieux vivre dans ce demi-sommeil et dans une solitude quasi totale plutôt que d'engager son énergie et surtout son être à (tenter) aimer.

Ce roman a été intitulé par Conrad : "Victoire", ce qui peut sembler paradoxal vu le récit et la fin tragique. Mais en y regardant bien on y trouve des victoires dans ce récit, qui procure un sentiment de Victoire, au final pour le lecteur, le  sentiment qu'après la nuit luit toujours une aurore, qu'après la mort il y a résurrection.

Victoire de la jeune femme qui réussit, en se faisant tirer dessus, à dérober un couteau, une arme avec laquelle un des bandits comptait assassiner l'homme qui l'a sauvée et qu'elle aime.Ce dernier lui pose pieusement son arme sur la poitrine, elle l'a gagnée de haute lutte.
Victoire de l'amour révélé : les deux amants sont parvenus, chacun en sauvant l'autre, à témoigner, à montrer leur amour et à lever les voiles et les doutes qui les séparaient, à se faire comprendre tout simplement. Les actes, plus que les paroles seront déterminants.
Victoire du fils détruit par la vision nihiliste et mortelle du père distillée comme un poison dans l'esprit et le cœur de l'enfant : il va malgré tout rencontrer l'amour et l'espérance et prendre sa part dans le monde, il va alors souffrir et mourir comme un homme et non errer comme un mort-vivant."Nombreux sont ceux à qui le deuil et la douleur ôtent le sommeil." Le sommeil, cet "entre-deux-vies".

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