vendredi 7 mai 2010

"Timing is everything" Lecture de Mort à crédit de Céline

Finkielkraut : "J’aime énormément le lire et je ne peux pas le lire à très haute dose..." *

"Il ponctue à peu près comme je conduis ma bagnole."
Il y a quelques semaines, lors d'un barbecue, j'ai fait cette sortie (de route!) et l'un de nos invités l'a relevée : il voulait en faire un billet mais entre temps il a été pris, je suppose, par d'autres sujets, d'autres chemins, d'autres considérations. Pas moi. Je suis restée plantée dans mon fossé et j'ai exploré les possibilités offertes. Et voici ce que j'ai découvert.  
"Une bonne ponctuation, loin de ralentir un texte, le fait accélérer" avait contré XP car j'évoquais dans mon image celui ou ceux qui écrivent d'un trait, sans trop se servir de virgules en particulier. Cette remarque d'XP m'a fait réfléchir, avec de nouvelles donnes, celles de Céline, lu pour la première fois entre temps.J'ai commencé et lu Mort à crédit grâce à un grand lecteur* de cet écrivain célèbre, qui m'a donné benoitement une petite clé pour engager cette lecture difficile : je tournais et retournais le livre dans mes mains, je tournais autour du pot, si je puis dire, je tournais autour de l'adversaire mais n'osais pas engager le combat. Grâce au "truc" donné par cet ami-lecteur, j'ai pu assurer une prise, accrocher l'auteur et lire son livre. Bref, passons. De l'art de la lecture comme de l'art du combat au corps à corps. Ceux qui lisent vraiment sauront de quoi je parle.

J'ai enfin trouvé l'image, l'idée en ce qui concerne cette histoire de ponctuation : la ponctuation, si l'on se réfère à la conduite d'une voiture, c'est le rapport de vitesse, son levier et l'embrayage : c'est cela qu'on manipule sans cesse pour rester dans la course, derrière un tacot en particulier. Car il s'agit de cela, lorsqu'on écrit  : on a un obstacle devant soi, il faut le dépasser pour pouvoir voir la route, pour avoir la pleine vision du chemin, du paysage, pour savoir.
Là, nous sommes derrière le tacot qu'il faut dépasser. Le moteur gronde, la voiture est puissante, décidée, mais elle est bloquée, pour le moment. Nous jouons donc des pieds et des mains pour garder la distance, le rythme, pour ne pas lâcher une minute l'objet de notre ressentiment, pour profiter, dès que faire se peut, d'un dégagement possible, pour l'avaler!
Ceux qui écrivent sans ponctuation, qui l'ignorent du moins, qui n'en n'usent pas ou pas assez, ont des conduites avec boites automatiques. : pas de rythme, pas de nervosité contrairement à ce qui d'abord suggéré dans les textes, c'est une conduite d'autoroute à larges virages (avec donc une certaine vitesse, c'est sûr) mais pas une conduite de forêt avec tournants serrés et impossibilités (ou presque : tout est dans le "presque"!) de doubler.Cette conduite d'autoroute opère un certain vertige sur le lecteur, comme un charme, dans le sens du serpent Kaa dans Le livre de la jungle qui hypnotise et endort ses victimes.Pourquoi pas? C'est un style qui a aussi sa noblesse, son efficacité si je puis dire.

Ça n'est pas celui de Céline, qui est un as de la ponctuation (points de suspension, virgules, exclamations) et qui possède au génie cette conduite hargneuse,enragée, ce désir de dépasser l'obstacle, de coller sa proie, de ne pas lâcher le morceau. On ne peut pas s'endormir! Cela réveille au contraire, il faut une attention permanente, à la limite de l'exaspération, une véritable tension nerveuse s'impose au lecteur et lire Céline, c'est épuisant . Le truc incroyable chez lui, c'est d'avoir tenu, avec ce type de conduite, sur des longues distances, sur des romans entiers. Les points de suspension dont il use et abuse et qui, normalement, servent à ralentir le rythme, à permettre au lecteur de souffler un peu, de méditer, chez cet auteur, au contraire, vont lui faire ressentir presque physiquement cet accrochage avec le tacot qu'il colle au cul de façon obsessionnelle.
Trouver le rapport vitesse-distance parfait,  changer de vitesse "in the right place at the right time", c'est cela la ponctuation, c'est cela le rythme d'un texte, c'est cela la forme à chercher pour obtenir le fond c'est à dire doubler et avoir la pleine vision.


*Finkielkraut parlait de Muray mais vous pouvez reprendre cette assertion pour Céline.
* Non, ça n'est pas Restif, même si ce dernier aurait bien des avis à donner en la matière, et fort éclairants.


2 commentaires:

  1. La ponctuation, c'est l'intime du style, son cœur nucléaire. Baudelaire ne supportait pas que l'on touche à l'une de ses virgules, et il n'est pas le seul.

    Accessoirement, si ces questions vous intéressent, je vous conseille ce petit livre, qui se lit "comme un roman", ainsi qu'il est d'usage de dire.

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