vendredi 9 avril 2010

Littérature et vérité, Alain Finkielkraut dans Répliques, Partie 4



F. : Parce qu’il y a quand même un véritable problème et vous vous fixez des limites, cela fait des dégâts quand même et on peut penser que d’autres ne s’en fixent pas, notamment dans le climat actuel qui, malgré tout, est un climat de surenchère perpétuelle, dans l’exhibition. Alors vous ne faites pas dans l’exhibition mais il y a un exhibitionnisme médiatique généralisé, PJ ?

PJ : Alors pour le coup, je pense que CL ne donne pas « là-dedans » et dans aucun de ses textes. Mais c’est certain : il y a une partie de « l’écriture de soi » qui cherche au contraire cela, qui cherche le scandale à donner des pistes pour en effet faire du papier, oui bien sûr !

F. : Je voudrais en revenir à ce personnage : pourquoi est-il extraordinaire ? C’est un paparazzi, il se montre d’emblée extrêmement démonstratif, amoureux, son « je t’aime » lui vient tout de suite, et puis après, il est insaisissable, volatil, capricieux et il ne tient pas parole, il n’a pas de parole –vous le dites à un moment donné- c’est une personnalité « border-line » ; vous évoquez à son propos Charles Melman, l’homme sans gravité et en effet celui dit dans « l’homme sans gravité » : « Nous sommes en train d’abandonner une culture liée à la religion qui contraint les sujets au refoulement du désir et à la névrose, pour nous diriger vers une autre où s’affiche le droit d’expression libre de tous les désirs et à leur pleine satisfaction. » Tous les désirs, toutes les humeurs, il s’abandonne à toutes ses humeurs, il n’est présent qu’au présent et c’est comme si la volonté en lui s’était perdue au profit, justement de ces mouvements erratiques, et là on a affaire à la post-modernité en acte, en quelque sorte. On se dit : c’est l’époque elle-même avec en plus le fait qu’il est branché sur internet, il a une sexualité et l’autre, donc il n’est pas identifiable, il se dé-substantialise comme au fond, cette post-modernité nous invite à le faire. Et c’est là qu’on est absolument sidéré parce que, c’est à la fois un personnage impossible –dans un roman on n’y croirait pas-, et c’est en même temps l’époque elle-même. Il est invraisemblable et il est totalement l’époque. C’est comme cela que je l’ai vu, avec une dimension –vous parlez de son esprit d’enfance- : il y a aussi chez lui une drôlerie incroyable, des blagues –moi j’ai ri, j’ai presque honte de les citer parce que on peut penser que ça n’est pas drôle mais enfin, à un moment il est avec ses deux copains, là, ils traînent : « Will et moi disait Luc, quand on était à l’internat, on a eu à partager un colis. Il y avait un gros pénis et une excellente mémoire mais je ne me souviens plus de ce que j’ai choisi. » Visiblement il était coutumier de ce genre de blague inouïe … Voilà le personnage.

CL : Oui, ce sont des blagues de potache… J’aime bien aussi !

F. : Mais alors vous posez la question en écrivant le livre, il y a une sorte de mise en abîme, au moment ou vous le rencontrez une part de vous-même se demande , au fond, ça va peut-être faire un personnage. Et lui-même d’ailleurs en est très conscient. C’est ça aussi le rapport induit entre l’écriture et la vie, l’écriture qui préempte la vie, qui la dirige, parce que elle veut continuer ?

CL : Bien sûr, c’est ce que je voulais approfondir dans ce livre, en exposant la relation de ces deux personnages, c’est, effectivement, elle, en tant qu’écrivain, veut capter une essence de l’époque à travers lui, comme tout romancier, et lui a envie d’être dans un roman. C’était aussi par ironie à propos d’une critique qu’on fait souvent aux auteurs d’autofictions : qu’ils utilisent, qu’ils exploitent leur entourage, ils ne font des rencontres que pour pouvoir ensuite en parler dans des livres. Et bien là, c’est une vraie rencontre dans ce sens puisque tous deux au fond ont une sorte de pacte.

F. : Mais ce pacte vous le respectez et en même temps pas tout à fait puisque vous ne donnez pas son nom. Enfin ! Vous dites que vous ne donnez pas son nom…. Ça donne le vertige tout ça. Vous n’irez pas plus loin ?

CL : Non je n’irai pas plus loin.

F. : Bon d’accord, très bien. Mais PJ, vous, vous dites vos réserves à l’égard de l’autofiction, [PJ : « pas comme genre »], oui pas comme genre mais certaines formes actuelles, vous dites d’autres part que la littérature a rapport avec le réel et même avec la vérité, donc vous prenez la littérature très au sérieux mais quand vous écrivez « Pays perdu » vous avez des ennuis avec les paysans [PJ : « oui de gros ennuis ! »], de très gros ennuis comme un auteur d’autobiographie peut en avoir et d’ailleurs il y a une partie autobiographique aussi. Donc, ce n’est certes pas une autofiction mais ce n’est pas un roman crypté, on n’est pas dans la fiction non plus.

PJ : non au contraire, j’ai essayé de rester au plus près possible de la vérité, ce n’est pas moi qui me met en scène, c’est plutôt le village que je mets en scène, un petit peu ma famille, j’ai déguisé les noms parce que je sais que l’irruption d’un texte de ce genre dans une communauté aussi isolée pouvait en effet être violente et d’ailleurs je n’imaginais pas une seconde qu’elle y ferait irruption à l’époque. Ca c’est passé, c’est regrettable et c’est aussi une suite de malentendus sur ce qu’est un texte, ce qu’est la littérature… Voilà, c’est un malentendu. Dans le rapport entre littérature et vérité, au fond je reste en grande partie proustien. Dans ce passage, je crois que c’est dans « Du côté de chez Swann » où Proust dit qu’à un moment donné, au fond, ce qu’on voyait dans la rue c’était des Renoir. Je crois que la littérature n’est pas d’abord quelque chose, qui du point de vue de la vérité a à nous restituer une réalité préexistante, mais quelque chose qui a à nous apprendre à la créer, cette réalité, à nous apprendre à y être. Alors que précisément notre condition c’est que nous n’y sommes pas suffisamment. Elle a donc à nous approcher du réel, nous approcher de notre propre vérité, à la faire advenir, d’une certaine manière.

F. : Est-ce que vous reprendriez cette définition à votre compte CL ?

CL : Oui, oui, je pense que la littérature a une puissance de dévoilement… Il s’agit d’approcher d’une vérité qu’on ne saisit jamais complètement.

F. : Oui, justement , dans l’article que vous avez écrit pour ce numéro du Monde dont je parlais tout à l ‘heure, vous dites que « ceux qui choisissent l’autofiction parlent d’interdits, de maladies, de deuils, ce pourquoi, à la différence d’une autobiographie, le récit de leur expérience subjective ne tient pas en un seul volume, c’est l’affaire de toute une vie une [mot incompris] en perpétuel devenir. » C’est donc que ce genre que vous avez choisi, ce sera le vôtre. C’est votre décision.

CL : Oui je crois ; je ne peux pas l’affirmer parce qu’il est très possible que j’écrive un jour un roman plus traditionnel mais je crois en effet que c’est une démarche dans laquelle on s’engage.

F. : Je voudrais dire un mot maintenant de la polémique avec Marie Darrieussecq, non pas pour revenir sur cette polémique, on en a beaucoup parlé, certes elle a fait une sorte de retour puisque Marie Darrieussecq a publié, en même temps que vous, un livre sur la question du plagiat, mais, pour ce qui nous intéresse : le rapport littérature et vérité. Il y a un passage de votre livre qui m’a laissé perplexe, CL. Vous dites, vous parlez de cette affaire, vous dites : « Tout me blesse, qu’elle parle du thème de l’enfant mort, qu’elle répète partout c’est un livre sur le deuil : on dirait qu’elle parle d’un essai ; Ce n’est pas pareil, un thème et un sentiment. Parfois, le sens n’advient que du vécu. Il n’y a des livres qui ne sont beaux que parce qu’ils ont été écrits depuis, écrits de. Nous voulons des romans d’amour, pas des romances sur l’amour, des livres de deuil, pas des livres sur le deuil. » Je me dis : « La princesse de Clèves », c’est un roman d’amour ou un roman sur l’amour ? Et puis il y a les expériences extrêmes du vingtième siècle, je pense à Vassili Grossman : il n’était pas au Goulag, il a parlé de la Kolyma en des termes admirables dans « Tout passe », il a parlé des chambres à gaz, il est allé imaginairement dans les chambres à gaz dans « Vie et destin », il a transgressé un interdit suprême et il l’a fait. Et il a écrit sur les chambres à gaz. Est-ce que ça n’est pas ça aussi la littérature, cette aptitude à parler d’une expérience qui n’est pas la sienne. Donc, je parle dans un autre contexte, j’élargis.

CL : C’était plutôt dans l’idée de l’écrivain qui se documente, comme s’il faisait une enquête journalistique, et en l’occurrence puisqu’il s’agit du roman de Marie Darrieussecq, « Tom est mort », j’ai eu le sentiment que c’était un roman sans aucune nécessité, que c’était simplement une compilation de… –elle a d’ailleurs dit qu’elle avait lu de très nombreux autres textes, de récits de deuil Philippe Forest, de Laure Adler, de Marguerite Duras, des écrivains qui ont raconté le deuil de leur enfant- et que c’était juste un ramassis de phrases toutes faites et d’expérience d’autrui.

F. : C’est vrai, mais dans ce passage vous généralisez. « Nous voulons des livres de deuil et pas des livres sur le deuil… il y a des livres qui ne sont beaux que parce qu’ils ont été écrits depuis. Vous avez une manière de brandir le vécu, si je puis dire.

CL : Je pense que dans certains cas, c’est le vécu qui est un gage de vérité. Dans des cas comme ceux-là : par exemple je ne peux pas envisager que quelqu’un d’autre qu’Hervé Guibert qui ne serait pas séropositif écrive un roman à la première personne où il raconterait sa maladie. Je ne vois pas l’intérêt.

F. : PJ ?

PJ : C’est difficile parce que je comprends très bien ce qu’écrit CL, c’est très fort cette expression « non pas un livre sur le deuil » c’est à dire quelque chose d’extérieur qu’on prendrait comme un thème littéraire. Mais je crois aussi que les vrais écrivains ont en eux toute la condition humaine . Vous vous souvenez de ce récit de Borges sur Shakespeare qui au fond n’est personne, au fond de lui il n’y a rien mais il y a toute la condition humaine. Peut-être que alors, pour le coup, Marie Darrieussecq n’est pas un assez grand écrivain pour atteindre à cette dimension là. Vous vous souvenez aussi de Proust qui a d ‘abord écrit « Jean Santeuil » qui est un récit autobiographique et qui est un échec et quand il est passé à « La recherche du temps perdu » il a réussi, parce qu’il a compris qu’il fallait qu’il crée un autre lien entre la dimension de l’intime et du singulier et qui est celle de la littérature, mais également la dimension du symbolique et du général. Et que la littérature n’était pas uniquement dans l’intime et le singulier, pas uniquement dans le général mais dans la circulation incessante entre les deux.

CL : La recherche est tout de même un roman écrit « depuis » et pas un roman écrit « sur », me semble t-il.

PJ : Oui, on peut aussi s’accorder là-dessus. Mais c’est important ce passage d’un texte qui est d’abord très autobiographique à un texte qui est abouti parce qu’il l’est moins, parce que l’intérêt de la fiction c’est à la fois de permettre ces raccourcis, ces condensations que ne permet pas le pur abandon de l’écriture de soi. –Que ne permet pas toujours-

F. : La recherche d’accord, mais ça n’est pas un roman d’amour… C’est peut-être un roman depuis si vous voulez mais c’est une exploration, ça n’est pas une expression, c’est une exploration de l’amour à partir évidemment des expériences du narrateur, « Un amour de Swann » se présente même comme un livre de science amoureuse en quelque sorte.

CL : Un livre de deuil ne témoigne pas seulement, en tous cas pas prioritairement de la douleur qui a été sentie, mais un livre de deuil témoigne de ce que la littérature a permis à l’auteur de dépasser ce deuil. Et cela c’est un témoignage à propos de la littérature qui ne tire sa validité que du fait que la souffrance a été réellement vécue. Dans des cas comme ceux-là : la maladie, le deuil… C’est une vision un peu romantique de la littérature.

F. : Tchekov a écrit des choses, j’imagine sur le deuil, la maladie… [CL : « A la première personne ? »] Non, peut-être pas à la première personne, vous avez raison, c’est cela aussi qui est différent… Cependant chez Vassili Grossman c’était un peu à la première personne. Ce que vous dites PJ, il y a toute la condition humaine dans Shakespeare…

CL : Oui mais c’est aussi quand ça n’a jamais été écrit : l’écrivain doit prendre en charge ce que personne n’a encore dit. Mais quand il y a déjà un certain nombre de textes comme c’était le cas pour Marie Darrieussecq, je ne vois pas trop le sens.

F. Bien, nous terminerons là-dessus, merci beaucoup CL, merci PJ.(…)

4 commentaires:

  1. Bonne émission. Finkielkraut nous a pris à contre pied par sa défense de l'autofiction. Cela lui donne une nouvelle chance, mais l'écoute de la lecture du roman de Camille Laurens annihile toute volonté d'en connaître davantage.

    http://www.liberation.fr/culture/06011591-romance-nerveuse-lu-par-camille-laurens

    Qu'en pensez-vous?

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  2. Je n'ai pas eu le temps d'écouter l'extrait (et je n'ai pas lu Camille Laurens)mais il faut reconnaître une chose : c'est que Finkielkraut, dans cette émission met en pratique ce que Jourde (dans la deuxième partie sur ce blog)dit en parlant du critique ou du polémiste: "s’il va assez loin dans les textes qu’il fouille, il peut en tirer quelque chose de plus fort, de plus important par rapport à l’enjeu de ces textes,..."
    Finkielkraut fait cela avec le livre de Camille Laurens, me semble t-il. Il réussit à mettre en exergue le héros du roman, le paparazzi en montrant combien il est caractéristique de notre époque.

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  3. Me suis arrêter au moment où ça devient de la science fiction cette affaire. Ce Finkelbidule ne craint pas la vérité. C'est assez évident, vu comme il flirte avec l'erreur. Ferait mieux de relire l'Ancien Testament.
    Et vous le Nouveau peut-être. "ce qui sort de la bouche de l'homme c'est ce qui souille l'homme"

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  4. J'ajoute qu'apocalypse signifie révélation en grec, et rien de plus (ce n'est pas que la présence de Dieu qui s'y trouve révélée).
    Et pour ce qui est du soi-diaasnt écho du verbe que cause le Dantec, j'ai jamais entendu une connerie pareille. La majuscule à Verbe est carrément satanique.
    D'autre part Muray me semble pas très apocalyptique sur ce coup-là, on mélange les cartes et on reprend du début, tu parles d'un progrès.

    Et enfin, si j'étais pessimiste, je me vanterais pas d'avoir fait des gosses.

    J'ose espéré que l'Esprit soufflera par chez vous et que vous comprendrez que je vous dis tout ça par charité.

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