dimanche 18 avril 2010

Jardin fleuri


"Proust et Flaubert sont d'accord pour penser que le seul univers réel celui de l'art, et que les seuls véritables paradis sont les paradis que l'ont a perdus. Est-ce là une philosophie que l'homme moyen puisse adopter? évidemment non."Le vent se lève; il faut tâcher de vivre!" Et il est difficile de vivre sans croire à la réalité des sentiments. En fait il existe une forme d'amour, toute différente de l'amour-maladie décrit par Proust, amour heureux, mystique, absolu, fidèle, acceptation totale d'un être...(...) Cet amour-là, Proust ne l'a décrit que sous la forme de l'amour maternel...
(...)
Pour lui-même, il réservait à son art toute sa puissance de fidélité, mais l'art quand il atteint à une telle conscience, à de telles exigences envers soi-même, ressemble singulièrement à une religion. (...) C'est ainsi que nous imaginons la patiente vertu avec laquelle Proust poursuivait les mots exacts qui pouvaient peindre tel jet d'eau, tel buisson d'aubépines, ou le miracle de la petite madeleine. Reynaldo Hahn a décrit un de ces moments d'oraison de l'écrivain et c'est sur cette vision de Proust en prière que je veux laisser le lecteur : "Le jour de mon arrivée, nous allâmes ensemble nous promener dans le jardin. Nous passions devant une bordure de rosiers du Bengale quand soudain il se tut et s'arrêta. Je m'arrêtai aussi, mais il se remit alors à marcher, et je fis de même. Bientôt il s'arrêta de nouveau et me dit avec cette douceur enfantine et un peu triste qu'il conserva toujours dans le ton et dans la voix : "Est-ce que ça vous fâcherait que je reste un peu en arrière? Je voudrais revoir ces petits rosiers..." Je le quittai. Au tournant de l'allée, je regardai derrière moi. Marcel avait rebroussé chemin jusqu'aux rosiers. Ayant fait le tour du château, je le retrouvai à la même place, regardant fixement les roses. La tête penchée, le visage grave, il clignait des yeux, les sourcils légèrement froncés comme par un effort d'attention passionnée, et de sa main gauche il poussait obstinément entre ses lèvres le bout de sa petite moustache noire qu'il mordillait.Je sentais qu'il m'entendait venir, qu'il me voyait, mais qu'il ne voulait ni parler, ni bouger. Je passai donc sans prononcer un mot. Une minute s'écoula, puis j'entendis Marcel qui m'appelait. Je me retournai; il courait vers moi. Il me rejoignit et me demanda "si je n'étais pas fâché?" Je le rassurai en riant et nous reprîmes notre conversation interrompue. Je ne lui adressai pas de questions sur l'épisode des rosiers; je ne fis aucun commentaire, aucune plaisanterie : je comprenais obscurément qu'il ne fallait pas...
"Que de fois, par la suite, j'ai assisté à des scènes similaires! Que de fois j'ai observé Marcel en ces moments mystérieux où il communiait totalement avec la nature, avec l'art, avec la vie, en ces minutes profondes où son être entier, concentré dans un travail transcendant de pénétration et d'aspiration alternées, entrait, pour ainsi dire, en état de transe, où son intelligence et sa sensibilité surhumaine, tantôt par une série de fulgurations aiguës, tantôt par une lente et irrésistible infiltration, parvenaient jusqu'à la racine des choses et découvraient ce que personne ne pouvait voir, - ce que personne, maintenant, ne verra jamais."
En de tels instants de grâce, le mysticisme de l'artiste est tout proche de celui du croyant."

(André Maurois, De Proust à Camus, Librairie Académique Perrin, 1964)

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