mardi 20 avril 2010

De l'élévation de l'âme -ou de sa chute- par l'art


Prière personnelle du prêtre avant de communier au pain et au vin c'est à dire au Corps et au Sang du Christ : "Seigneur Jésus-Christ, que la réception de votre Corps, que je me propose de prendre malgré mon indignité, ne tourne pas à mon jugement et à ma condamnation; mais que, grâce à votre tendresse pour moi, elle serve à la défense de mon âme et de mon corps, et me soit un remède..."







Un grand Triangle divisé en parties inégales, la plus petite et la plus aiguë vers le haut - un assez bon schéma de la vie spirituelle. Plus on descend, plus les sections du Triangle sont grandes, larges, spacieuses et hautes.
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Il n'y a parfois à l'extrême pointe du Triangle qu'un homme seul. La joie qu'il ressent de sa vision est égale à son infinie tristesse intérieure. Et ceux qui sont les plus proches de lui ne le comprennent pas. Dans leur désarroi, ils le traitent d'imposteur et de dément. Ainsi en son temps Beethoven solitaire fut-il en butte à leurs outrages.
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Dans toutes les sections du Triangle on peut trouver des artistes. Celui d'entre eux qui est capable de voir par-delà les limites de sa section est un prophète pour son entourage et aide au mouvement du chariot récalcitrant.
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Cette représentation schématique ne donne évidemment qu'une image imparfaite de la vie spirituelle. Entre autres, elle n'en montre pas le revers, une grande tache noire morte. C'est parce qu'il arrive trop souvent que ce pain devienne la nourriture d'hommes qui appartiennent déjà à une section plus élevée. Pour eux, ce pain devient alors un poison : à petite doses il fait progressivement glisser l'âme d'une section élevée dans une autre plus basse; à haute dose, il provoque une chute brutale, vers des sections de plus en plus basses. Sienkiewicz, dans l'un de ses romans, compare la vie spirituelle à la nage : celui qui ne travaille pas sans relâche et ne lutte pas sans cesse contre l'enfoncement coule irrémédiablement. Et le don naturel de l'homme, le "talent" (au sens de l'Évangile) devient alors une malédiction, non seulement pour l'artiste qui l'a reçu, mais aussi pour tous ceux qui mangent de ce pain empoisonné.L'artiste utilise sa force à flatter des besoins inférieurs; il donne une forme prétendument artistique à un contenu impur, attire à lui les éléments faibles, les mêle à ce qui est mauvais, trompe les hommes et les aide à se tromper eux-mêmes, en ce qu'il se persuade, et persuade d'autres qu'ils ont soif de spirituel et qu'ils apaisent cette soif à une source pure. De telles œuvres ne servent pas le mouvement ascendant, elles l'entravent, freinent les forces de progrès et empestent ce qui les entoure.
De telles périodes, au cours desquelles l'art n'a aucun représentant valable, où nul ne tend aux hommes le pain sublime, sont les périodes de décadence du monde spirituel.Sans cesse des âmes tombent des sections hautes du Triangle vers la base, et le Triangle entier semble immobile.
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Isolés, les affamés et ceux qui voient sont moqués ou considérés comme anormaux. Cependant quelques rares âmes, qui ne peuvent être endormies et qui éprouvent un besoin obscur de vie spirituelle, de savoir et de progrès, gémissent, inconsolées et plaintives, dans le choeur des appétits grossiers. La nuit spirituelle s'épaissit de plus en plus. Autour de telles âmes effrayées, tout devient de plus en plus gris et ceux à qui elles appartiennent, de peur ou de désespoir, torturés et épuisés, préfèrent souvent la chute brutale et soudaine dans le noir à ce lent obscurcissement.
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Eo ipso la question "quoi" disparaît dans l'art. Seule subsiste la question "comment" l'objet corporel pourra être rendu par l'artiste. Elle devient son credo. Cet art n'a pas d'âme.
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Malgré tout cet aveuglement, ce chaos et cette chasse sauvage, le Triangle n'en continue pas moins à avancer et à monter, lentement, sûrement, avec une puissance irrésistible.
Invisible, le nouveau Moïse descend de la montagne, voit la danse autour du veau d'or et, malgré tout, apporte aux hommes une nouvelle sagesse.
Sa parole, inaudible pour les masses, est d'abord entendue par l'artiste. Inconsciemment au début, sans s'en rendre compte lui-même, il suivra l'appel. Déjà la question "comment" contient un germe de guérison. Lorsque, en outre, ce "comment" rend les émotions de l'âme de l'artiste et permet de communiquer au spectateur un expérience délicate, l'art atteint le seuil de la voie qui lui permettra de retrouver plus tard le "quoi" perdu, ce "quoi" qui sera le pain spirituel de ce réveil spirituel.
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Ce "quoi" est le contenu que seul l'art est capable de saisir en soi et d'exprimer clairement par des moyens qui n'appartiennent qu'à lui.

Du spirituel dans l'art, et dans la peinture en particulier, Chapitre II "Le mouvement", Kandinsky


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