samedi 5 mars 2011

Dimanche de Laetare, lecture de La contrevie de Philip Roth

 "Car le génie, en amour, consiste à sauver dans le couple une perpétuelle nouveauté."(André Maurois)

le Sens s'est fait chair.

(...)
Nous ne voulons pas croire que la Vérité est belle; d'après notre expérience, la vérité finit la plupart du temps par être cruelle et sale.(...)tout le génie du poète est voué au dévoilement de la vérité, non plus pour en montrer le rayonnement, mais les bas-fonds.(...)En effet, si Dieu n'existe pas, alors ne subsiste aucune lumière, mais seule de la terre sale.(Cardinal Ratzinger, "Dieu se cache sous les traits d'un enfant")

Lundi 22 février : réflexion personnelle commencée au bord de l’eau.

En cherchant un stylo dans mon sac, et mon petit cahier pour écrire quelques mots, je prends dans le même temps mon livret de lectures (les évangiles) pour trouver la date du jour. Lundi 22 février. A cette page, un titre en plus de la date : « L’art du combat spirituel ».

L’art du combat spirituel : il me semble que ce titre de page est une excellente définition de ce qu’on appelle la Vie. Nous autres occidentaux, qui n’avons pas ou plus (pour le moment) de combats à mener pour notre survie, pouvons cependant mener une guerre, d’ordre spirituel. Dieu merci. Nous pouvons mener une guerre. N’importe quoi, pourvu qu’il y ait combat, suis-je en train de songer paresseusement, vautrée sur mon banc, en face de la mer, pendant que les garçons prennent d’assaut le vieux bunker situé derrière moi. Je ne les vois pas, j’entends leurs cris, leurs disputes, leurs « histoires ». Mais ce combat que j'imagine immédiatement grandiose, sanglant, héroïque (et mon imagination n'a jamais eu de limites lorsqu'il s'agissait de me présenter sous un jour héroïque, j'ai lu quantité de vie de saints et de martyrs!), se retrouve réduit à la surveillance banale, dans le froid et l'humidité, dans la solitude  que je n'ai jamais vraiment apprivoisée, d'une horde de gamins qui poussent des cris que les mouettes avoisinantes leur envient. Solitude de la mère de famille : je me souviens, à 21 ans, mon premier garçon, je l'emmenais au parc, dans sa poussette et je rencontrais les nounous de petits blondinets : les quelques mots échangés avec ces femmes étaient souvent les seuls prononcés dans une journée à une autre personne adulte. Dur apprentissage à l'époque, du silence intérieur au milieu des hurlements éprouvants d'un nourrisson... J'attendais ces sorties au parc comme l'homme au désert attend son verre d'eau. Des mots, n'importe quoi mais des mots, une communication imbécile, une réflexion sur les enfants qui grandissent, sur le dernier bouton sur les fesses de l'un, sur une recette de cuisine appréciée des petits, un mot, n'importe quoi, mais une parole qui me tirerait hors de moi, de mon esprit, de mes attentes, de mes angoisses de jeune maman. Sommes-nous si faibles que la confrontation avec nous-même nous fasse reculer? Sommes-nous si vides intérieurement que le silence nous fasse peur? Avons-nous tant besoin des autres? Où est l'Autre, Celui qui est censé combler toutes mes attentes, Celui qui a dit : je vous donnerai une eau, divine, avec laquelle vous n'aurez plus jamais soif ?

La répétition de ce quotidien m'apparaît, plus que jamais aujourd'hui, après toutes ces années de mariage et tous ces enfants, comme le combat personnel de la mère de famille. J'ai lu il y a deux jours un commentaire d'un curé à propos  des flagellations que se serait infligées Jean-Paul II : "Une maman qui fait la cuisine tous les jours pendant des années sans se plaindre - qui plus est avec le sourire -, cela vaut bien la flagellation comme mortification. Car la mortification la plus grande - tous les mystiques sont d'accord là-dessus -, c'est l'ascèse de la volonté propre."

Mon fils Pierre, en marchant à mes côtés, m’explique qu’il possède un héros imaginaire. Ce dernier ressemble à Wolverine, avec des griffes d’acier. En voiture, ce « Wolverine » galope en avant et arrache tous les poteaux les uns après les autres pour les balancer sur les voitures qui précèdent ou suivent notre propre véhicule. Ce « film » occupe mon fiston durant les longs voyages, m’explique t-il, en riant. Je suis troublée : durant mon enfance, j’avais un rêve similaire, qui me distrayait aussi durant les trajets. Mon héros était la voiture, simple différence avec le Wolverine de Pierre. La voiture équipée de deux longues scies de chaque côté qui taillaient tout ce qui se trouvait sur le passage : poteaux, arbres, personnes, maisons, autres voitures, camions, motos, etc… Ce n’était pas sanglant, comme image, mais extrêmement jouissif : tout s’envolait au passage éclair de ma super-bagnole.
Une vitesse démultipliée, des obstacles qui s'envolent, un corps devenu un géant, aux multiples possibilités et aux contraintes réduites à néant, plus de légèreté, de grâce,qui n'a pas rêvé ainsi ? Simplifications au prix de la vie, évidemment, mais cela on l'oublie, on oublie que vivre c'est difficile d'abord, c'est compliqué. On voudrait plus de facilités, moins d'efforts, moins de réflexions, moins de compromis et on oublie que ce besoin d'accélérer, dans l'Histoire humaine, pour accéder plus vite au Bonheur, ça n'a apporté que la Destruction. Ou le Crash. C'est Icare qui cherche à atteindre le ciel avec ses ailes en cire. C'est Icare qui cherche à abandonner son labyrinthe, sa prison, trop vite, trop haut, et ses ailes fondent au soleil.

La Contrevie est le titre d’un roman de Philip Roth que je lis en ce moment. Fascinant : les héros, (certains héros) au lieu de se complaire dans une contrevie imaginaire, passent réellement à l’acte et larguent sans façon femmes, maîtresses, enfants pour recommencer une nouvelle vie. Incroyable, l’audace ou, au contraire, on peut aussi le penser (et c’est ce que fait un des héros-écrivain du roman, le sceptique narrateur Nathan Zuckerman) la lâcheté  de ces personnes qui n’affrontent plus leur vie ordinaire pour se fondre dans une autre réalité, une autre vie.

Infléchir le cours de leur histoire personnelle : par exemple, pour le frère de Nathan, Henry,en retournant à la source de leurs origines juives en intégrant une colonie juive en Judée après avoir quitté le confortable poste de dentiste huppé New-Yorkais, sa femme et ses trois enfants. On peut justifier ce choix par la volonté farouche d'un homme décidé à traquer le Vrai jusqu'au bout de ses origines et de lui-même, on peut décider qu'il n'est qu'un trouillard qui refuse ses responsabilités (gratifiantes et pesantes) de citoyen, de père de famille, sa prison familiale, en quelque sorte.

Finalement, pour sortir de ces contrevies imaginaires, sans doute faudrait-il mieux observer la réalité, s'enfoncer dans ce qui constitue notre réel (pour moi, la vie de famille, les enfants) et à partir de là traquer l’extraordinaire de cet ordinaire. Refermer soigneusement sur soi-même la porte de cette prison est le meilleur moyen d'être libre.

 Finkielkraut dans "Un cœur intelligent"  : "Levinas recopie pieusement les exemples donnés par Ikonnikov de cette bonté ordinaire, c'est à dire de cette poussée extraordinaire de la miséricorde au cœur de l'inhumain : "C'est la bonté d'une vieille qui, au bord de la route, donne un morceau de pain à un bagnard qui passe, c'est la bonté d'un soldat qui tend sa gourde à un ennemi blessé, la bonté de la jeunesse qui a pitié de la vieillesse..."

Au retour, dans la voiture, Pierre balance un coup de poing à son frère Rémi. Ce dernier éclate en gros sanglots irritants. Je pile et ordonne à Pierre de sortir de la voiture et de rentrer à pied. A peine repartie que je gamberge. Je vois mon fiston de 10 ans enlevé par un pédophile à lunettes (le pédophile ne peut que porter des lunettes, dans mon imaginaire inquiet de mère de famille, c’est un physique banal, voire moche, le regard trouble, le cheveux rare. Avec une paire de lunettes en écailles). A peine arrivée à la maison que je repars à pied à la rencontre de mon enfant; évidemment je ne le retrouve pas et j’ai tout le temps d’imaginer des scénarios d’horreur.
Je me souviens d’un rêve prémonitoire qui me hante depuis la veille de mon départ en vacances. Un rêve est prémonitoire à partir du moment où je m’en souviens ai-je décidé il y a très longtemps, du fond de ma nature inquiète de mère de famille : mais j’oublie (avec l’irrationalité de cette même nature inquiète de mère de famille) qu’aucun de mes rêves dont je me rappelle ne s’est jamais vraiment réalisé. Du moins : il ne se traduit pas exactement de la manière dont il se passe.
Dans ce rêve, je plongeai dans un lac artificiel, à l'eau trouble et verte, où mon fils Grégoire venait de tomber malencontreusement. Mon plongeon est impeccable, je me rapproche au ralenti de mon fils qui coule lentement et je me réveille au moment où je vais enfin crever la surface de l’eau et le rattraper. En songeant à ce rêve « prémonitoire », donc, je marche vite sans trouver trace de  Pierre . Sans doute que ce rêve le concerne lui, et pas Grégoire, suis-je en train de m'affoler, sans relever l’absurdité de cette réflexion.
Je rentre à la maison : je retrouve mon fils, parfaitement à l’aise à la maison et toutes mes songeries enfiévrées disparaissent. Je demeure avec mon rêve à signifier, à traduire, à interpréter. Finalement : je demeure avec ce rêve et mes enfants. Repêcher son gamin, tous ses gamins, est effectivement mon rêve et ma réalité. Tous les jours, plonger dans une eau trouble, faire les basses besognes, tous les jours renaître à la vie.La banalité du rêve rejoint la banalité de ma vie et c'est dans cette banalité, cette lourdeur qui me fait chuter, plonger, que tout prend Sens.
André Maurois raconte une histoire dans son petit essai "Un art de vivre" : "L'abbé Huvelin raconte qu'une jeune religieuse vint un jour demander à sainte Thérèse de lui apprendre ce qu'était la sainteté. Elle croyait que la sainte allait lui conter des visions, mais Thérèse lui ordonna simplement de la suivre dans une maison nouvelle qu'elle venait de fonder. Là, pendant plusieurs mois, ce ne furent qu'embarras, difficultés, contretemps, échecs, plaintes et travaux. Enfin la jeune religieuse osa demander encore quand lui serait enseignée la sainteté. "La sainteté? répondit Thérèse d'Avila, ce n'est pas autre chose que de supporter avec patience et amour une vie qui sera chaque jour celle que nous avons vécue dans cette maison."

Mardi 23 février
Il est exactement 3h 40 du matin.

J’ai continué à lire le roman de Philip Roth, La contrevie.
Ce passage du livre : « Être bon père et bon époux, pourquoi faut-il que ce soit aussi risible chez cette élite intellectuelle ? Quel mal y a t-il à mener une vie sans histoire ? Le devoir est-il nécessairement une idée à deux sous, le respect des convenances, des engagements, est-ce forcément de la merde, alors que l’ »outrance impénitente » produit des « classiques » ? Ces aristocrates de la littérature, on dirait qu’ils ont complètement renversé les règles du jeu… »

Mais le doute demeure, toujours : s'agissait-il, au départ, d'une fuite en avant, d'un refus des règles du jeu, où au contraire, de se confronter, dans les règles qui nous étaient données, ces règles difficiles, complexes, avec l'enjeu que représente notre vie? Peu importe, après tout, plusieurs chemins se présentent à nous, mais un seul sera emprunté et peut-être ce chemin là n'était-il pas le bon, mais qui pourra le dire? Qui pourrait en juger? Il faudra s'y tenir car les retours en arrière ne sont jamais possibles.Il faudra faire en sorte que ce chemin choisi en toute liberté devienne Mon Chemin.


J'ai abordé la vie conjugale, le mariage, les enfants, comme un athlète de haut niveau, mettant toutes les chances de mon côté, travaillant sans relâche à l'édification de mon couple, veillant, jour après jour au bonheur des miens, cherchant chez les autres les recettes qui "marchent" . Ma volonté était et est toujours de réussir là ou tant d'autres ont foiré; la barque est souvent ballotée dans la tempête mais elle ne verse pas, le danger guette à chaque pas dans cette sombre forêt mais j'avance malgré tout dans le chemin obscur qui est le mien. Je voudrais pouvoir dire un jour "j'y crois" mais je ne peux encore dire aujourd'hui : "je veux y croire". Cette fragilité que je perçois en moi-même me renforce dans ma volonté; pas de résignation car l'épreuve quotidienne (la banalité à surmonter) me permet d'avancer, chaque instant présent éclate à mes yeux comme un moment solennel et décisif, chaque geste, chaque caresse, chaque baiser comme déterminant pour l'avenir de tous les miens et pour moi-même. J'ai construit ma demeure, avec soin, pas sur du sable, les murs de cette "prison" volontaire sont solides et je n'entrouvre ma porte qu'avec prudence.

Chez Philip Roth, l’un des héros, Nathan Zuckerman, écrivain, a écrit un roman sur sa vie fantasmée, une paternité désirée et son frère Henry (qui, lui, est réellement devenu père) commente en lisant le brouillon trouvé dans l’appartement de son frère décédé : « Qu’elle était méditée et préméditée, sa paternité, mais qu’elle était à côté de la plaque ! Il ignorait complètement qu’on ne fait pas un enfant par convenance idéologique, mais parce qu’on est jeune et bête, qu’on lutte pour se forger une identité et assurer une carrière – faire des bébés, c’est un tout.

J’observe, hébétée, la fléchette de mon ordinateur se déplacer toute seule, sur l’écran, agitée d’un tremblement de mauvaise augure, comme un poisson malade ou mourant dans son aquarium.Pourquoi ne se fixe t-elle pas avec le curseur de la souris ? La tempête sévit dehors, des trombes d’eau, qui s’abattent régulièrement, presque paisiblement, dans l’obscurité de la nuit… Je voudrais me rendormir, mais le sommeil me fuit et je devrai continuer ma lecture. Mais (et je recherche à l’instant la phrase exacte dans le roman, sans la retrouver, alors que je me souviens précisément qu’elle se situe en haut d’une page de droite, dans le livre) « lire les romans dédicacés de son frère l’épuisait toujours. », car comme Finkielkraut -mais à mon niveau-, "Je me suis [efforcée] de mettre dans mes lectures tout le sérieux, toute l'attention que requiert le déchiffrement des énigmes du monde" .
Je voudrais me rendormir, plonger dans un oubli bienfaisant, faire taire les tourbillons qui enfièvrent mon esprit jamais en repos… Je voudrais, un instant seulement, abandonner le combat. Je prie mon Seigneur qu’Il m’accorde ce moment qui ne vient pas, ou si rarement. « Maintenant, mes yeux ont vu le Salut que tu prépares à la face des peuples et ton serviteur peut s’en aller dans la paix. »

Je demeure avec mes interrogations, mes révoltes et mes doutes, mes amours imparfaits, mon manque de volonté, mes rancœurs, la faiblesse qui est mon Sceau, je comprends enfin que justement cette vie qui est mienne est " la vie comme vulnérabilité, fragilité, mortalité, la vie comme vieillesse et non comme ivresse ou force vitale", je comprends ceci au cœur de ma nuit et de mes rêves. Je dois me lever à présent. Déjà, les enfants m'appellent.

Tenir sa maison, c'est tenir le monde.

                                                          Terminé en ce Dimanche de Laetare (de la Joie), le 14 mars 2010



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5 commentaires:

  1. Bonjour,

    est-ce Tronoën que nous apercevons là, tout à fait en bas ?
    (À force d'en faire le tour, une des photos est toujours à contrejour...)

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  2. Tcheni : oui, c'est bien le calvaire de Tronoën, avec sa chapelle à côté et situé tout près de la pointe de la Torche où j'aime me promener lorsque je vais en Bretagne.
    Mais la première photo, de mer, provient d'un autre coin, pas de la Torche.

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  3. C'est marrant , le portrait du pédophile ressemble un peu à houellebecq .

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  4. Houellebecq n'a pas de lunettes en écailles!!

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  5. "Dieu se cache sous les traits d'un enfant"

    Satan aussi...

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