mardi 2 mars 2010

Des renforts

 

Elle a mal dormi. Comme d'habitude depuis une semaine, elle s'est couchée tôt, avec un bon livre, s'est endormie au bout de quelques pages tout en essayant de résister au sommeil pour connaître la suite de l'histoire. Elle a piqué du nez, une fois, deux fois, puis a fini par éteindre la petite lampe de chevet. Vers une heure du matin, elle rallume, retrouve le livre ouvert sur un coin d'oreiller, le reprend comme on reprend une conversation interrompue. Elle lit une bonne heure, éteint de nouveau mais rien n'y fait, le sommeil n'est plus au rendez-vous.
Elle est partie au bord de l'eau il y a semaine, avec tous les enfants, laissant son mari travailler au calme. Elle n'aime pas ces séparations, elle vit alors comme dans un temps suspendu, et un espace irréel, comme dans Matrix qu'elle a regardé avec ses grands, une sorte de dimension virtuelle avec des ralentis tout au long de la journée qui s'écoule. Elle vit, elle agit, elle cuisine, parle, fait travailler les petits, elle se promène mais elle n'est pas là, en fait. La nuit, elle retrouve la bonne dimension et le temps est long. Pas de mari à ses côtés, le vide, le néant et le temps long. Elle gamberge des heures durant, repense à la conversation téléphonique anodine avec son homme, pèse et soupèse chaque mot, chaque intonation. Elle se l'avoue enfin, elle est dépitée de son manque de frustration à lui ("-Je te manque? - Non, j'ai jamais aussi bien bossé", lui a t-il répondu avec un enthousiasme désarmant qui lui a fait mal ), elle se demande pourquoi le poids de l'absence ne se porte que de son côté à elle et pas sur lui. Elle vit une demi-vie, elle n'est qu'une moitié d'elle-même, sans lui, et elle trouve injuste que son épanouissement passe nécessairement par lui. Elle n'est pas une femme libérée, pour reprendre les termes d'une chansonnette, c'est quand elle est enchaînée qu'elle est la plus libre, la plus elle-même, il faut bien l'admettre.
Elle rumine (dans sa chambrette qui l'étouffe à présent, elle entend le grondement des vagues au loin) les conversations hystériques de la veille avec ses parents : "il faut cesser de construire dans les zones inondables! " répètent-ils à l'unisson avec les journalistes et les politiques. Elle n'est pas d'accord et sans doute que sa moitié de sang hollandais dans les veines y est pour quelque chose. Elle pense que les terres conquises sur la mer sont une bonne chose, que l'homme est un conquérant, qu'il a toujours du faire à l'inverse de ce qui semblait être le bon choix pour survivre (utiliser du feu qui brûle, voguer sur les flots alors qu'il ne sait pas nager, voler, affronter l'inconnu etc...). Simplement, ce qui ne va pas, c'est la construction des digues et leur entretien : les hollandais, qui ont conquis une partie de leurs terres sur la mer, savent ce qu'il en coute de ne pas innover en permanence en matière de digues, de protections et d'assèchement des marécages. Nous, français, disons : "quittons nos terres inondées, abandonnons-les à la mer plus forte que nous." Fatalisme qui tue! Devrons-nous donc abandonner bientôt toute la Camargue? Toute la Bretagne? Abandonner toutes les zones inondables construites? Elle pense que le problème reflète bien de cette mentalité de looser qui nous enfonce. Du Paradoxe qui est la force de l'homme et qu'il a perdu.
Elle se relève au bout d'un moment et descend les marches subrepticement : elle gamberge sur un autre problème à ce moment-là : cette nuit, ce sont les grandes marées, par ici, la mer n'est pas loin et il y a surtout des marécages, une zone sauvage derrière la maison et cet espace était complètement inondé en fin d'après-midi. Elle craint que l'eau n'arrive jusqu'à la maison, et ne bloque le chemin et donc la bétaillère. Elle a enfilé un pantalon, un ciré, elle enfourche maladroitement le vélo de son fils et va surveiller le bout de la route, une lampe torche dans le bec. Ses parents, réveillés par le bruit, lèvent les yeux au ciel devant l'équipée nocturne de celle qu'ils considèrent toujours comme leur petite fille. Il est trois heures du matin, le chemin est dégagé jusqu'au portail. Mais à une vingtaine de mètres, l'eau sur la route se reflète dans la lueur de la lampe de poche. Elle soupire dans le froid, et rentre, plus réveillée que jamais. Les parents se recouchent en grommelant et elle se sent un peu sotte, vraiment gamine, pour le coup, avec ses bottes et son capuchon sur le nez, à trois heures du mat. Elle pense que, une fois de plus, sans lui, elle ne fait que des bêtises.

Au petit matin, la lumière allumée, elle se rendort. Puis, dans les brumes d'un réveil difficile, elle entend une petite voix claire : "Des renforts! Ze répète, ze veux des renforts!!" Les petits jouent aux soldats dans leur chambre à côté. Elle soupire, tend une main aveugle vers un oreiller froid et sans l'odeur chérie.Oui, elle veut du renfort aussi, songe t-elle épuisée. Et pas que pour les digues.



 http://www.youtube.com/watch?v=9dvUqN4Dgpw
B.B. King Hold on (i Feel our Love is Changing)
Turn out the light, sleep won't come
I think about what's going wrong
Lying so close, so alone
Please turn to me, I'm almost gone

Hold on, I feel our love is changing
Hold on, please don't let me disappear
Hold on, there's time to rearrange things
Hold on, I'm not me without you here

Put out your hand, touch desire
Where there's a spark, could be a fire
Open your arms, let me see
If there's still love in you for me

Hold on, I feel our love is changing
Hold on, please don't let me disappear
Hold on, there's time to rearrange things
Hold on, I'm not me without you here

8 commentaires:

  1. On quitte ses parents, on s'attache à son conjoint et, le plus important, on ne doit pas oublier de devenir une seule chair. Bien souvent le mari, en maître de maison, est le premier à l'oublier.

    "2.21
    Alors l'Éternel Dieu fit tomber un profond sommeil sur l'homme, qui s'endormit; il prit une de ses côtes, et referma la chair à sa place.
    2.22
    L'Éternel Dieu forma une femme de la côte qu'il avait prise de l'homme, et il l'amena vers l'homme.
    2.23
    Et l'homme dit: Voici cette fois celle qui est os de mes os et chair de ma chair! on l'appellera femme, parce qu'elle a été prise de l'homme.
    2.24
    C'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère, et s'attachera à sa femme, et ils deviendront une seule chair."
    (Genèse)

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  2. Bonsoir Nebo, ravie de vous retrouver.
    Par le Hagakure, je suis arrivée à la lecture de Mishima (beaucoup aimé Mishima, Confession d'un masque et quelques nouvelles, d'une poésie absolue)

    Sinon, oui, hum... je ne voulais pas mettre dans l'embarras mon mari! (il a lu en premier ce petit texte)
    Ce qui m'intéresse, et le texte biblique que vous citez le montre bien, c'est que la liberté, dans le mariage,l'épanouissement, l'autonomie,etc... c'est d'abord de faire un avec l'autre.
    C'est amusant, ces contradictions apparentes, beaucoup de jeunes (ou moins jeunes) ignorent la base de l'amour.

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  3. Mettre dans l'embarras votre époux ça n'était pas mon but non plus. Je suis loin d'être un mari exemplaire. Mais je le comprends aussi, loin de vous et des enfants il a pu travailler. Moi c'est la nuit, lorsque tout le monde dort. Comme je commence à midi, je peux me coucher jusqu'à 4h00 du mat. La nuit est propice à mes lectures, mon écriture, mes dérives... mes tortures. Chacun sa Croix. Tout est simple, mais rien n'est facile.

    En vérité je ne crois pas en ces histoires de fusion... la limite c'est l'épiderme... être d'une même chair signifie tout simplement avoir un Destin commun et souffrir lorsque l'autre souffre, se réjouir lorsqu'il se réjouit... enfin... ;-) ... je dis ça, je dis rien... ^^... je ne veux pas être un mauvais "Sheitan"... ^^

    Mishima, je vous conseille, éventuellement, "Le Japon Moderne et l'éthique Samouraï", son commentaire du "Hagakuré" et puis son autre Essai, "Le Soleil et l'Acier"... sinon un de ses romans... cruel, "Le marin rejeté par la mer"...

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  4. Merci pour les références à propos de Mishima, je vais tacher de me les procurer.

    Oui, mon mari a pu travailler, tranquillement mais je crois qu'"être une seule chair" signifie plus qu'une histoire d'improbable fusion.
    Réellement, je ne m'accomplis vraiment que parce que je suis mariée, avec lui.
    Je ne dis pas que d'autres ne s'accompliront pas hors mariage, ce serait de la dernière des stupidités, je dis que c'est mon "chemin". L'ignorer, en ce qui me concerne, serait me bousiller moi-même en tant qu'individualité singulière.

    Vous, un mauvais Sheitan?!^^ Ah! Vous êtes bien le plus gentillet de tous ceux qui me turlupinent!^^ Il y en a tellement dans mon esprit!^^
    Sans compter tous les adorables sheitan qui tournicotent au quotidien autour de leur maman!^^ Enfin, ceux-là me protègent plutôt de ceux du "dessus"!

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  5. Je me suis souvent demandé pourquoi la nuit c'est ma femme qui entendait ma fille chouiner ou réclamer sa tétine et pas moi, je crois qu'il y a chez les femmes une attention à autrui que les hommes n'ont pas avec la même intensité, on peut parler d'égoïsme mais je pense que c'est autre chose, une question de perception

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  6. Oui, ça n'est certainement pas de l'égoïsme, ce serait trop facile de penser cela pour les hommes.Une différence de perception? Pourquoi pas? Mais c'est un peu vague...

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  7. J'ai trouvé une réponse, Memento Mouloud, à votre interrogation, je lisais "Un art de vivre" d'André Maurois et il y a au début un chapitre intéressant sur l'art de penser et sur le fait de penser avec son corps.

    Il dit : "certains êtres vivants apprennent même à penser avec le corps des autres.Un animal de harde pense avec son troupeau. Si une panique entraîne des moutons ou des chevaux, chaque animal suit, non parce qu'il connait et comprend la cause de la panique, mais parce que l'expérience de l'espèce, inscrite en ses instincts les plus profonds, lui enseigne que le mouton qui ne suivrait pas le troupeau serait à la merci de ses ennemis.Comme ces animaux, les hommes demeurés proches de l'état sauvage, et aussi les enfants, les foules, sont extrêmement sensibles aux pensées instinctives et corporelles."

    On peut ajouter dans ces catégories citées, les mères de famille, "extrêmement sensibles aux pensées instinctives et corporelles". Voilà pourquoi elles se réveillent, parfois même avant que le bébé ne se mette à pleurer.

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  8. Oui ça peut jouer mais ce qui me venait à l'esprit c'était cette dichotomie entre la perception des femmes (l'espace où autrui se tient) et celui des hommes à la recherche d'un je ne sais quoi de primordial qui ne passe pas par la relation à autrui comme si privé de la puissance d'enfantement, l'homme ne pouvait pas manquer d'aller (même mal comme disait Brel) vers une quête de puissance

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