"Allez, les loulous, ce matin, je vais vous faire travailler avant d'aller vous habiller parce qu'à neuf heures je voudrais écouter une émission à la radio. Pieeeerrre!! Descends, viens bosser, Rémiiii! ton cartable!!!Basile et Grégoire, asseyez-vous : un sur mes genoux l'autre à côté de maman, on va lire chacun son tour les mots du livre, non Grégoire c'est Basile qui est sur les genoux cette fois-ci ne pleure pas tu n'es qu'un gros bébé la prochaine fois ce sera toi,C'EST CHACUN SON TOUR!!"
Je prends l'émission de Finkielkraut, Répliques, en retard, Basile n'arrivait pas à apprendre sa poésie : "c'est un bonhomme de neige... avec un balai TRÈS menaçant" répète t-il mais non, non le vers est : "un balai menaçant", pas de "très"! Rien à faire, mon petit récite : " les yeux noirs de charbon" et ce balai, ça lui fiche la trouille, il n'y arrive pas. "Très menaçant" conclut-il sur un ton définitif.
L'émission de Finkielkraut a pour thème le péché originel. C'est intéressant parce que deux érudits sont invités, je n'ai pas retenu les noms mais ils concluent tous deux que cette histoire de péché, elle est bien cruciale mais très très mystérieuse tout de même. Et tous d'insister sur la modestie. Modestie de l'homme, dans son cheminement. Il faut être mo-des-te.Face au mal. Delsol me chuchote à l'oreille : "La modernité tardive hérite du Faust de Valéry, "excédé d'être une créature". Elle continue de vouloir briser ce qui, en dernier lieu, résiste : la finitude, comme trame de l'être."*
Bah, une mère de famille, suis-je en train de dire à voix haute, ça ne fait que des trucs modestes : j'ai récuré toute ma cuisine pendant l'émission. C'est amusant, je parle tout haut avec Finkielkraut en nettoyant mon four. Il pose des questions désarmantes de simplicité, et il avance dans sa quête passionnée avec une obstination qui me subjugue.Le poste de radio fonctionne bien dans la cuisine.Je l'aime ma cuisine, elle est petite, trop petite, ridiculement petite mais je m'active dedans et si je ne m'active pas, je ne réfléchis pas bien. Alors je m'agite dans tous les sens, la cuisine est nickèle à la fin de l'émission mais moi j'ai toujours sur les bras le Péché.Bon.Finkielkraut aussi, visiblement.Mais lui, il reviendra à le charge la semaine prochaine. Et chaque jour que Dieu fait.Il sait s'obstiner, il sait tenir.
Les enfants sont tous habillés, les devoirs à peu près terminés, mon déjeuner fin prêt, je peux aller lire Ilys. J'aime bien lire les uns et les autres, les commentaires de Denis, je ris, je cogite, je suis entourée de monde dans mon bureau toute seule.Et puis je tombe là-dessus :
"Penis l.Denis avait, auparavant, fait une longue réponse argumentée mais comme l'autre l'avait un peu cherché avec sa critique sur les Chrétiens, Denis a conclu : "allez vous faire foutre".ça ne me choque pas, Denis a un tempérament assez vif et il ne laisse rien passer. Ni l'argumentation, ni la tape sur les doigts.
"En conclusion : allez vous faire foutre."
Des promesses, toujours des promesses ! Quelle élégance, quelle répartie. Je te gicle à la face, connard : le seul bukake que tu apprécieras de toute ton existence. Mange-merde."
Tortilla n'est pas content de la tape et démarre au quart de tour avec ce message et son mange-merde.Et moi je tombe dessus après une bonne matinée pleine de gens raffinés chez Finky, de petits garçons mignons qui ont fait leurs devoirs, qui jouent sans bagarres et ça m'énerve brusquement, cette tâche sur mon ordinateur et j'envoie un "Ta Gueule"à Rodrigo. Tortilla.Tout en regrettant que personne n'ait de réflexe plus rapide. De nettoyage.
Et la réponse ne tarde pas, je l'attendais comme le petit éditeur dans Achille Talon, celui qui a une affichette NON sur son bureau et qui téléphone à l'imprimeur Von Machin pour obtenir des délais d'imprimerie, planqué derrières des sacs de sable, attendant l'explosion téléphonique!
Et ça ne tarde pas.Tortilla :
"La Crevette on ne me dit pas "Ta gueule", okay ? Vieille pisse-trois-gouttes, retourne élever ta chiée de marmots, morveux, monstres, et occupe toi de tes oignons. Vieille peau qui fait là ou on ne lui dit pas de faire... Mais l'incontinence n'est pas de leur volonté, pardonnons-leur.
"Zut : un s à plaisanterie"
Et un gros R à va te faire enculeR."
Bon, je ne sais pas trop pourquoi tout le monde croit que je suis une vieille crevette un peu recuite. Sur le net.Dans la vraie vie, c'est l'inverse : lorsque les gens apprennent que j'ai eu huit enfants, ils s'exclament que ça n'est pas vrai, que je suis bien trop pimpante pour ça.
Alors je me dis que maintenant il faut tenir la position, ne pas lâcher, jamais lâcher, c'est tout, tenir, et tenir, - pas de bol pour Rodrigo- c'est le truc de la mère de famille : tenir la nuit quand ils pleurent trois heures d'affilié, tenir le jour pour les faire travailler, tenir quand l'ado fait chier, tenir parce qu'il faut tout manger, tenir parce que les plats faut toujours les laver, tenir parce que tout le ménage est à recommencer, tenir parce que les papiers à signer, les profs. à rencontrer, les baisers à donner, les courses à remonter, tenir contre vents et marées, tenir tenir tenir!C'est tout ce qu'on demande à une mère de famille en fait. Tenir. J'ai appris. Au début, avec mon fils aîné, ça été dur. Je ne "tenais" pas bien. J'ai pleuré, beaucoup, me suis arraché les cheveux, j'ai déprimé, j'ai voulu tout envoyer par les fenêtres le mari, le mouflet, le travail et la santé... Je prenais le volant et je partais sur les routes. Je faisais une cinquantaine de kilomètres, en pleurant comme un veau je ne voyais pas bien le chemin, les voitures, c'était affreusement dangereux mais d'un autre côté je revenais apaisée à la maison.Petits coups de folie.Mon mari, en m'attendant, s'occupait de tout et, lorsque je rentrais piteuse, un peu hagarde et très très fatiguée, ne me disait rien .J'étais une reine déchue mais j'avais trouvé mon Roi. Il m'arrive souvent encore d'être cette reine déchue, jamais désavouée par son Roi.
Alors : tenir donc :
"Ta Gueule tortilla, Ta Gueule rodrigo, Ta Gueule tortilla, Hé y a quelqu'un dans cette boîte ???"
Et puis une voix :
"Je crois que c'est la première fois que j'en appelle à la modération mais je dois avouer que voir un abruti de la trempe de Tortilla s'en prendre ainsi à la crevette me retourne l'estomac."La voix, c'est le commentaire d'Aquinus.
Aquinus, je l'aime beaucoup, il est intelligent, il est toujours vibrant et la seule chose qui compte pour lui c'est en premier son Seigneur et son Dieu, puis sa famille, puis son pays et moi ce programme, ça me va. Je ne suis pas très compliquée, disons, des complications je n'ai pas trop le temps de m'en créer. Je trouve que j'en ai bien assez au quotidien.
Les commentaires du Rodrigo disparaissent et Denis conclut : "désolé la crevette de ce qui vous est arrivé." Pas autant que moi ai-je envie de lui répondre mais j'ai un goût amer dans la bouche et je ne dis rien.Je voudrais pourtant lui dire : merci mais je n'y arrive pas.Je suis couverte de la merde du tortilla et il faut peut-être que j'aille me laver un peu.
Mon mari rentre pour le déjeuner, je lui raconte et lui montre une réponse de tortilla. Il s'arrête au bout de cinq secondes et me dit : "je ne veux pas lire ces horreurs." Bon, je ne dis rien et lui réponds simplement :" je comprends."Le goût amer est toujours là et je me demande comment je vais pouvoir l'effacer. Je garde le goût amer le soir, chez des amis, je le remâche pendant ma messe ce matin, je le rumine au petit resto chinois avec enfants, mari, amis à midi, je le ravale pendant la projection des diapos du camps estival de mes filles guides et puis ce soir je vomis le tout sur mon petit blog ridicule que j'ai appris vaguement à aimer, pas encore à maîtriser.
Aquinus avait "l'estomac retourné", Denis était désolé, mon mari dégoûté, et moi souillée par les "Crevure, Connasse, Pisseuse, Mégère" et j'en passe. Mais je voudrais bien que toutes ces personnes comprennent et moi la première, qu'il ne faut pas avoir l'estomac retourné, ni être désolé encore moins dégoûté et pas écœurée en ce qui me concerne. D'abord, une mère de famille sait parfaitement gérer les grosses commissions, les trucs pas reluisants. C'est un peu sa partie, il faut bien l'avouer et surtout ne pas l'ignorer, faire semblant de ne pas le voir.Il faut regarder la réalité en face. On crève de ne pas vouloir voir, de se mentir à soi-même et aux autres.On crève de ne pas voir le mal, le péché, l'immondice et les gouffres.Comment nettoyer si on ne voit pas ce qui est sale? Comment faire disparaître la poussière si l'on n'est pas disposé à aller voir sous les meubles, de se donner un peu de mal, de s'agenouiller, de se pencher et d'avancer le bras, la main avec le torchon? Il nous faut donc bien un balai TRÈS menaçant, la vérité sort toujours de la bouche des enfants...
Si l'on est, si je suis dans cet état là pour trois commentaires virtuels, que se passera t-il lorsqu'on se retrouvera nez à nez avec un vrai Tortilla décidé à nous mettre la pâté pour de bon? On tournera de l'œil? On détournera le regard? On ne voudra pas voir ce qui se passe? On dira : TOUT VA BIEN.
Et nous serons morts.Ou morts vivants. Ce qui ne vaut guère mieux.
Tenir sa maison, c'est tenir le monde.
*Libre adaptation de "Rien n'a cette odeur là. J'aime l'odeur du napalm au petit matin."Apocalypse now
*Éloge de la singularité de Delsol, of course.
Toute l'émission de Finkielkraut, flirte avec les thèses de René Girard. L'avez vous lu ? C'est indispensable…comme vous le confirmera Aquinus^^
RépondreSupprimerPar exemple, lorsqu'il dit qu'en éliminant l'idée de péché originel, on introduit l'idée hyper prométhéenne que l'homme puisse se délivrer tout seul du péché.
Là il rejoint le livre que vous m'avez aimablement conseillé "Un coeur intelligent", et en particulier le chapitre sur Grossman, "Le mal est dans l'élan lui-même, dans le fait de focaliser le Mal, de lui découvrir une adresse et de se vouer avec une ardeur rédemptrice à son anéantissement."
Or, le Mal ne peut avoir d’adresse, puisqu’il n’est pas entre les hommes mais dans l’homme. C’est ce que dit René Girard.
Sur un autre sujet, je ne remercierai jamais assez les personnes qui comme vous, acceptent de prendre des coups sur Internet. Par votre sacrifice, vous permettez, à des jeunes comme moi, d’atteindre un certain niveau de réflexion et de nuance, vous leur permettez de passer du stade d’esclaves de la pensée à celui d’hommes libres.
Merci donc. Vraiment.
Un lecteur (presque invisible), Louis G.
Louis G. à mon tour de vous remercier vivement pour votre référence à Un cœur intelligent que Finkielkraut a cité dans son émission d'aujourd'hui : j'ai relu le passage sur Grossman,très éclairant.
RépondreSupprimerJe vous conseille par ailleurs vivement de lire le blog de Nicomaque,(lien à droite sur ce blog) un prof. de philo. que je connais fort bien^^ et qui pourra vous apporter une nourriture intellectuelle plus substantielle que ma soupe à moi!
Bien avant René Girard, Saint François de Salles disait : "La frontière entre le bien et le mal Passe par mon cœur". Le péché totalitaire c'est de projeter cette frontière à l'extérieur, pour ne pas la voir à l'intérieur.
RépondreSupprimerUn blog d'un prof de philo, qui vous connait bien^^, et qui enseigne au lycée de la rue Notre-Dame des champs? Une grande famille, comptant le général de Gaulle, Guynemer, Anatole France et...moi-même^^ ? Je prends!
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