samedi 16 janvier 2010

Désintoxication

"Courrier des lecteurs :
Il fut un temps où les gens intelligents se servaient de la littérature pour réfléchir. Ce temps ne sera bientôt plus. Pendant les années de la guerre froide, en Union soviétique et dans ses satellites d'Europe de l'Est, ce furent les écrivains dignes de ce nom qui furent proscrits; aujourd'hui en Amérique, c'est la littérature qui est proscrite comme capable d'exercer une influence effective sur la façon qu'on a d'appréhender la vie. L'utilisation qu'on fait couramment de nos jours de la littérature dans les pages culturelles des journaux éclairés et dans les facultés des lettres est tellement en contradiction avec les objectifs de la création littéraire, aussi bien qu'avec les bienfaits que peut offrir la littérature à un lecteur dépourvu de préjugés, que mieux vaudrait que la littérature cesse désormais de jouer le moindre rôle dans la société.

Voyez les pages dans le Times : plus il y en a, pire c'est.Dès que l'on entre dans les simplifications idéologiques et dans le réductionnisme biographique du journalisme, l'essence de l'œuvre d'art disparaît. Vos pages culturelles, ce sont des potins de tabloïde déguisés en intérêt pour "les arts", et tout ce à quoi elles touchent est converti en ce que cela n'est pas. De quelle star s'agit-il, combien cela coûte t-il, où est le scandale? Quelle transgression l'écrivain a-t-il commise, et ce, non pas à l'encontre d'exigences d'ordre esthétique, mais à l'encontre de sa fille, son fils, sa mère, son père, son conjoint, sa maîtresse ou son amant, son ami, son éditeur, son animal de compagnie? Sans avoir la moindre idée de ce qu'il y a d'intrinsèquement transgressif dans l'imagination littéraire, le chroniqueur culturel se soucie sempiternellement de problèmes prétendument éthiques : "L'écrivain a t-il le droit de... bla-bla-bla?" Il est hypersensible à l'invasion de la vie privée perpétrée par la littérature au cours des millénaires, en même temps qu'il se voue de façon maniaque à exposer par écrit, sans recourir à la fiction, de qui on a violé la vie privée et comment. On est frappé de voir le respect que manifestent les journalistes des pages culturelles pour les barrières de la vie privée quand il s'agit du roman.

Les nouvelles de jeunesse d'Hemingway sont situées dans le nord de l'État du Michigan, alors votre chroniqueur culturel se rend là-bas et retrouve le nom des personnalités locales qui ont soi-disant servi de modèles pour les personnages de ces nouvelles. Ô surprise, eux ou leurs descendants trouvent que Hemingway leur a fait du tort. Ces sentiments, si peu fondés ou si infantiles ou même carrément imaginaires qu'ils soient, sont pris plus au sérieux que l'œuvre littéraire, parce qu'il est plus facile pour le journaliste d'en dire quelque chose que de parler de l'œuvre littéraire. On ne remet jamais en cause l'intégrité de l'informateur - seulement celle de l'écrivain. L'écrivain travaille pendant des années dans la solitude, mise tout ce qu'il ou qu'elle a sur son écriture, pèse et soupèse chaque phrase trente-six fois sans pour autant se soumettre aux exigences de la conscience littéraire, du discernement, du but à atteindre. Tout ce que l'écrivain construit, méticuleusement, expression après expression et détail après détail, est une ruse et un mensonge. L'écrivain n'a pas de mobile d'ordre littéraire. Décrire la réalité ne l'intéresse absolument pas. Les mobiles qui le guident sont toujours personnels et généralement méprisables.

Et savoir cela est d'un grand réconfort, car cela montre bien que non seulement ces écrivains ne valent pas mieux que nous autres, comme ils le prétendent, mais qu'ils sont pires que nous. Fameux génies!

La façon dont la vraie littérature résiste à la paraphrase et à la description - réclamant, du coup, de la réflexion - dérange votre chroniqueur culturel. Il ne prendra au sérieux que ce qu'il imagine être ses sources, une forme de fiction, oui, la fiction pour journaliste paresseux. La nature originale de l'imagination dans ces nouvelles de jeunesse de Hemingway (une imagination qui, en quelques pages, a transformé la nouvelle et la prose américaines) est inaccessible à votre journaliste, dont le propre style transforme en charabia nos braves mots anglais. Si vous disiez à un chroniqueur culturel : "Ne regardez qu'à l'intérieur du récit", il resterait muet.L'imagination? Connais pas. La littérature? Connais pas. Toutes les parties subtiles et délicates - et même celles qui ne le sont pas - disparaissent, il n'y a plus que ces gens qui ont été heurtés par ce que Hemingway a fait d'eux. Hemingway avait-il le droit...? Est-ce qu'un auteur a le droit...? Le vandalisme culturel assoiffé de sensationnel qui se travestit en défense des "arts"
dans un journal réputé sérieux.

Si j'avais le pouvoir d'un Staline, je ne le gaspillerais pas à réduire au silence les romanciers. Je réduirais au silence ceux qui écrivent sur les romanciers. J'interdirais toute discussion publique de la littérature dans les journaux, les magazines et les revues spécialisées. J'interdirais l'enseignement de la littérature dans tous les établissement scolaires, du primaire au supérieur en passant par le secondaire. Je prohiberais les groupes de lecture et les chats de discussion sur les livres sur Internet, et je mettrais sous surveillance les librairies pour vérifier qu'aucun vendeur ne parle de livres avec un client, et que les clients n'osent pas se parler entre eux. Je laisserais les lecteurs seuls avec les livres, pour qu'ils puissent en faire ce qu'ils veulent en toute liberté. Je ferais cela pendant autant de siècles qu'il en faudrait pour désintoxiquer la société du poison de votre charabia.

Amy Bellette"

(Exit le fantôme, de Philip Roth)
(Le gras est de mon fait, pas celui de Philip Roth)

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