dimanche 31 janvier 2010

Ayn Rand

Alain Laurent, Histoire de l’individualisme, Que Sais-je, PUF, 1993, p. 98-101

Paru en 1943, alors que la tendance à la social-bureaucratisation de la société et que l'économie de marché capitaliste était vilipendée par la classe politique et intellectuelle, le roman-culte de Ayn Rand, La source vive, décrit l'aventure d'un héros solitaire (un architecte) refusant avec intransigeance de sacrifier son indépendance « égoïste » de créateur au conformisme social et aux compromissions avec l'État. Archétype quasiment historique de l'individualiste farouchement déterminé à s'accomplir dans tout ce qu'il veut entreprendre sans rendre de comptes à qui que ce soit, ce personnage (Howard Roark) expose sa conception de la vie et ses griefs contre les « prédateurs » sociaux du collectivisme soft dans un plaidoyer devenu un morceau d'anthologie.

« Ce n'est pas entre le sacrifice de soi et la domination des autres qu'il s'agit de choisir — dit-il — mais entre l'indépendance et la dépendance (...) L'égotiste (est) celui qui a renoncé à se servir des hommes de quelque façon que ce soit, qui ne vit pas en fonction d'eux, qui ne fait pas des autres le moteur initial de ses actes, de ses pensés, de ses désirs, qui ne puise pas en eux la source de son énergie (...) L'homme peut être plus ou moins doué, mais un principe essentiel demeure : le degré d'indépendance à laquelle il est arrivé, son initiative personnelle (...) L'indépendance est la seule jauge avec laquelle on puisse mesurer l'homme. Ce qu'un homme fait de lui-même et par lui-même et non ce qu'il fait ou ne fait pas pour les autres (...) Le premier droit de l'homme, c'est le droit d'être lui-même. Et le premier devoir de l'homme est son devoir envers lui-même. Et le principe moral le plus sacré est de ne jamais transposer dans d'autres êtres le but même de sa vie. L'obligation morale la plus importante pour l'homme est d'accomplir ce qu'il désire faire, à condition que ce désir ne dépende pas, avant tout, des autres. »

L'immense retentissement de ce livre sur l'opinion publique ne se manifeste qu'au bout de quelques années ; il est renforcé par le succès du film que King Vidor en tire en 1949 qui contribue fortement à en populariser les thèmes individualistes.
Encouragée par cette réussite, Ayn Rand revient à la charge en 1957 en publiant un autre roman, Atlas Shrugged, de semblable inspiration mais plus axé sur la lutte de l'individu entreprenant contre le collectivisme sournois de l'État-providence. Ce second succès amène l'auteur à prendre d'un mouvement d'opinion sans doute unique dans l'histoire de l'individualisme puisqu'il revendique pour ce dernier pris sous sa forme la plus iconoclaste le privilège d'être le support de toutes les valeurs permettant aux hommes de parvenir à leur accomplissement personnel et... collectif. Les adeptes de ce mouvement sont invités à prendre conscience de ce qu'implique économiquement et politiquement leurs intérêts propres d'individus, et à s'opposer avec vigueur aux nouvelles formes de tribalisme qui tentent de les déposséder d'eux-mêmes — en particulier l'idéologie sacrificielle de l'altruisme social.
Devant l'audience croissante rencontrée par ses initiatives, Ayn Rand entreprend à partir de 1960 de longues tournées de conférences dont les textes sont rassemblés et publiés sous des titres éloquents : Capitalism, the unknown ideal (Le capitalisme, cet idéal inconnu) en 1967 et le plus « individualiste » de tous, The Virtue of selfishness ( La vertu de l'égoïsme) en 1964.

Dans ce dernier ouvrage, Ayn Rand assume avec fierté pour l'individualisme les caractéristiques qui lui sont habituellement reprochées, transformant ces « vices » en autant de vertus. Mais elle lui donne également une formulation dont le classicisme accorde une place éminente à la pleine jouissance par l'individu de ses capacités rationnelles : « L'individualisme considère l'homme — tout homme — comme une entité indépendante et souveraine possédant un droit inaliénable à sa propre vie, droit découlant de sa nature d'être rationnel. L'individualisme soutient qu'une société civilisée ou toute forme d'association, de coopération ou de coexistence pacifique entre les hommes ne peut se réaliser que sur la base de la reconnaissance des droits individuels de ses membres. »

Devenue à la fin des années soixante la figure intellectuelle emblématique de ce renouveau offensif et néolibéral de l'individualisme, Ayn Rand met en place un réseau de disciples actifs qui en diffuse largement les thèses dans les milieux universitaires, politiques et du « business ». A partir du noyau dur libertarien qui va radicaliser encore davantage l'individualisme randien, un véritable phénomène de société se développe dont les effets vont se faire ressentir tout au long des deux décennies suivantes : l'exaltation du retour au capitalisme de libre marché (free market) par les « Chicago boys » regroupés autour de Milton Friedman, l'apparition de la me-generation cultivant le retour hédoniste à soi (phénomène de si grande ampleur que ses causes débordent bien entendu l'influence du seul courant libertarien, et analysé en profondeur par Christopher Lasch en 1979 dans The culture of narcissism), la révolte populaire anti-impôts aboutissant au célèbre référendum californien de 1978, la montée du mouvement en faveur du « moins d'État » et de la déréglementation qui ouvre l'ère Reagan (lui-même pendant un temps conférencier du lobby libertarien des affaires) et entraîne la vogue des yuppies...

C'est dans le contexte intellectuellement effervescent du début des années soixante-dix qu'un professeur de philosophie de Harvard, Robert Nozick, publie Anarchie, Etat et utopie (1974) — un autre livre clé qui va à son tour devenir la référence obligée des esprits soucieux d'élaborer avec le maximum de rigueur et de cohérence les principes fondamentaux de l'individualisme libertarien. Là aussi objets d'une interprétation lockéenne, les droits naturels de propriété de soi fondant la souveraineté de l'individu sont jugés être menacés par l'extension antérieure et arbitraire de la sphère de l'État mais aussi par la « dictature démocratique » de la majorité. La logique de l'individualisme anarcholibéral de Nozick le conduit à se faire l'avocat d'un État minimal assurant seulement, dans une société contractuellement auto-organisée et assimilée à un club d'adhérents volontaires, la fonction de « veilleur de nuit » et d'agence de protection des droits naturels de conservation de soi et de propriétés des individus « séparés », « inviolables ».

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