vendredi 23 octobre 2009

Une lettre

Avant même de révéler son secret, cette lettre en proclamait l'importance par de somptueux feuillets de papier glacé, par un calligraphie harmonieuse aux pleins et aux déliés soignés. Au premier coup d'oeil, on y devinait l'aboutissement de bon nombre de brouillons incohérents. Le Prince n'y était pas appelé "Tonton", nom qui lui était devenu cher; le sagace garibaldien avait employé la formule : "Très cher oncle Fabrice", qui possédait de multiples mérites : celui d'éloigner tout soupçon de plaisanterie dès le pronaos du temple, celui de faire comprendre à première vue l'importance de ce qui allait suivre, celui de permettre que l'on montrât la lettre à n'importe qui. Enfin un tel exorde semblait se rattacher à d'antiques traditions païennes, qui attribuaient le pouvoir d'un lien incantatoire au nom qu'on invoquait avec précision.
Le "très cher oncle Fabrice" était donc informé que son "très affectionné et dévoué neveu" était depuis trois mois la proie du plus violent amour; que ni "les risques de la guerre" (lisez : les promenades dans le parc Caserte) ni"les distractions sans nombre d'une grande ville" (lisez : les charmes de la danseuse Schwarzwald) n'avaient pu un seul instant éloigner de son esprit et de son coeur l'image de Mlle Angélique Sedara (ici, une longue profusion d'adjectifs exaltait la beauté, la grâce, la vertu, l'intelligence de la jeune fille aimée). A travers d'éblouissantes arabesques d'encre et de sentiments, il était exposé comment Tancrède lui-même, conscient de sa propre indignité, avait essayé d'étouffer son ardeur ("Bien longues et bien vaines furent les heures durant lesquelles, au milieu du vacarme de Naples et partageant l'austérité de mes compagnons d'armes, j'ai cherché à réprimer mes sentiments"). Mais l'amour maintenant l'emportait sur la retenue, et Tancrède priait son oncle bien-aimé de vouloir, en son nom, demander la main de Mlle Angélique à "son estimable père". "Tu sais, oncle, que je ne peux offrir à l'objet de ma flamme que mon amour, mon nom et mon épée." Après cette noble phrase, qui montrait bien que l'on était en pleine période romantique, Tancrède s'abandonnait à de longues considérations sur l'opportunité, mieux : sur la nécessité, d'unions entre les familles comme celle des Falconeri et celle des Sedara (il allait même jusqu'à écrire quelque part, hardiment, "la maison Sedara"); on devait les encourager pour l'apport de son sang nouveau qu'elles transmettaient aux vieilles souches, et parce qu'elles concouraient à niveler les classes sociales, ce qui était présentement l'un des buts du mouvement politique italien. Ce fut la seule partie de la lettre que don Fabrice lût avec plaisir, non seulement parce qu'elle confirmait ses prévisions et lui conférait les lauriers du prophètes, mais aussi (il serait méchant de dire "surtout") parce que le style, débordant de sous-entendus ironiques, évoquait comme par magie le visage de son neveu, la gaîté nasale de sa voix, ses yeux d'où jaillissait une malice azurée, ses petits ricanements courtois. Quand il s'aperçut que ce morceau jacobin tenait sur une seule feuille, si bien que l'on pouvait facilement faire lire le reste de la lettre en soustrayant le chapitre révolutionnaire, l'admiration du Prince pour le tact de Tancrède ne connut plus de bornes.
(Le Guépard, de Giuseppe Tomasi di Lampedusa)

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