samedi 31 octobre 2009

Un coeur intelligent


Mais cette relation inconcevable est là. Le livre est là, plein de son pouvoir sur les sens, sur l'âme. Le livre est là et il dit en chuchotant où l'on obtient du plaisir de la vie et comment le plaisir s'évapore, comment l'on obtient la domination des hommes et comment l'on doit supporter l'heure de la mort; Le livre est là et, avec lui, la quintessence de la sagesse et la quintessence de la séduction. Il est posé là et il se tait et parle et il est d'autant plus équivoque, plus dangereux et mystérieux que tout est plus équivoque, plus puissant et plus mystérieux dans ce temps inconcevable audelà de toute mesure, dans ce temps poétique, au sens le plus élevé."
(Hugo van Hofmmansthal, Lettre de Lord Chandos et autres textes)

J'étais ces jours-ci en Bretagne,au bord de l'eau. Mes parents y ont une petite maison, sans prétention mais bien retapée, qui me permet des vacances à moindre frais avec ma horde, dès que je peux m'y rendre. J'aime y aller l'automne et l'hiver - en gros : lorsqu'on n'est pas astreint à des séances-plages que je n'apprécie guère- et là, D. avait du travail qui nécessitait un peu de solitude et de calme, aussi je suis partie seule avec ma bétaillère et mes petits loups. Au programme : farniente, pizzas à gogo, balades et...lectures. La réalité du programme : galops incessants derrière la horde infatigable, nuits de folie avec ... moufflets malades, pizzas à gogo et...lectures.

Je pars souvent avec quelques lectures choisies minutieusement : la dernière fois, c'était avec Gadenne, les Hauts-Quartiers. Cette fois-ci, le choix a été plus difficile : j'étais trop fatiguée pour une lecture grave, un Bernanos subtil (j'avais pris l'Imposture, déjà lu en diagonale, autant dire : pas lu), alors, je me suis rebattue sur des livres trouvés sur place et sur un petit roman emporté : Mon chien Stupide, de John Fante. C'est un écrivain américain, je n'en sais pas plus. Sans doute direz-vous un écrivain de deuxième choix ou d'importance très secondaire? (par rapport à un Faulkner ou un McCarthy).
Ce petit livre est un bijou de "comique déchirant" dirait Finkielkraut. J'ai acheté sur place "Un cœur intelligent" et je conseille vivement la lecture de ce beau livre : il y raconte ses lectures préférées et surtout en quoi elles l'ont marqué; il y a donc entre autres, un chapitre consacré aux Carnets du sous-sol de Dostoïevski et un autre dédié à l'analyse de Lord Jim, de Conrad, enfin un un texte sur Henry James, "Washington Square", qui est une pure merveille; il y a surtout, surtout cette magnifique définition de la littérature que je donne immédiatement : "On n'a pas besoin de la littérature pour apprendre à lire. On a besoin de la littérature pour soustraire le monde réel aux lectures sommaires, que celles-ci soient le fait du sentimentalisme facile ou de l'intelligence implacable. La lecture nous apprend à nous défier des théorèmes de l'entendement et à substituer au règne des antinomies celui de la nuance."
Il faut dire que le titre"Un cœur intelligent" me plaisait déjà particulièrement, un bel idéal pour une éducation de petits sauvages qui m'entourent (une confidence : je suis parfois surprise par tous ces enfants que j'ai eus, je me réveille le matin en disant : à qui sont-ils ?!), alors, vite, j'ai trouvé le livre. J'aime la figure de Finkielkraut qui a toujours mis la vérité au-dessus de tout, au-dessus de lui-même. Il peut se tromper, certes, dans diverses analyses, mais il avance, inébranlable, dans ce souci incessant de vérité. C'est ce témoignage là qui me fascine chez ce penseur. C'est un lecteur qui "assume" les livres.
Oui, une littérature qui ne prononce qu'un seul fait universel : tout n'est pas blanc ou noir, mais plus complexe qu'il n'y parait, la réalité possède de multiples chemins d'approche et aucun de ces chemins ne mène complètement à cette même réalité, en définitive l'homme est véritablement un processus en acte mais jamais actualisé totalement. La vérité dérange, elle mène l'homme dans des chemins de traverse qu'il n'aime pas employer à priori. Dans la nouvelle de Henry James, décryptée par Finkielkraut, on se rend compte qu'un père, qui fait apparemment tout pour le bonheur de sa fille, en réalité ne l'aime pas et pis, la méprise profondément! ... "Henry James a écrit l'extraordinaire roman des désillusions perdues." conclut Finkielkraut.

La littérature ne servirait-elle qu'à cela? Signifier l'improbable réalité? Nous avertir : "attention! La réalité est autre?

Je viens de commencer Le maître du Haut Château, de K. Dick et je n'ai pas résisté à la tentation de lire les dernières lignes. Une chose étonnante,un des héros dans le livre, l'écrivain, Abendsen, qui a écrit une fiction, "La Sauterelle pèse lourd", comprend à la fin que sa fiction est la réalité. Lui-même ne s'en doutait pas, ne voulait pas le croire... Toujours Finkielkraut, magnifique et génial : "Le roman n'est pas une modalité parmi d'autres de la fable, il est la fable qui ne joue pas le jeu et qui, pour le dire avec les mots de Milan Kundera, déchire "le rideau magique tissé de légendes" suspendu devant le monde."

Une dernière question cependant m'obsède : pourquoi ce pouvoir donné à la littérature? Comment un livre, des livres peuvent-ils avoir cette puissance : nous montrer - au mieux - une réalité plus vraie ou plus haute, dirait Restif? Dantec, en évoquant le suicide d'un écrivain, Nelly Arcan retranscrit ce qu'elle disait : "Quand j'écris, je suis dans un état de grande neutralité. Je ne suis pas affectée par ce que j'écris. Je suis facilement affectée par la vie, les choses qui m'arrivent, mais dans l'écriture, il y a une grande distance qui s'installe. Je travaille énormément le rythme, les phrases, pour que le tout soit fluide. Je veux d'abord servir le sens du texte, et non pas une vérité qui serait personnelle."Autrement dit, explique Dantec : "La littérature est un lointain reflet de cette étincelle paradoxale ; écrire ne consiste pas à exprimer quelque chose venant de soi, mais à imprimer sur ce soi tout ce que le Cosmos est en mesure d'offrir et d'inventer à chaque instant."

L'écrivain, transmetteur de ce qui est...

Autre question : à quoi sert-il de connaître cette réalité plus vraie et plus haute? Ne sommes-nous pas bien plus heureux dans un aveuglement béat? Pourquoi mener les hommes en pleine tempête avec les livres?

Le lecteur, récepteur de ce qui est...

Finkielkraut, dans l'analyse de "La tache" de Philip Roth retranscrit ce passage du livre : "Toute cette préparation à l'école, toutes les lectures qu'on leur avait faites, des rayonnages entiers d'encyclopédies, les révisions avant les interrogations écrites, les dialogues, le soir, au dîner, la sensibilisation sans fin, par Iris et par lui, à la nature multiforme de la vie; le passage au crible du langage".
Oui, il n'est pas aisé de contempler la vérité en face, d'être un bon lecteur, de passer au crible le langage... Finkielkraut est cet homme, ce cœur intelligent et je voudrais que mes enfants deviennent des cœurs intelligents.

La prochaine fois : lecture de : Mon chien Stupide. Vous n'y couperez pas.

11 commentaires:

  1. Merci Crevette pour votre compte-rendu de ce "Coeur intelligent", ainsi que pour votre blog que j'ai du parcourir tout le week-end ne l'ayant découvert que récemment!

    Il faut lire Kundera, si vous ne l'avez déjà fait , et "L'art du Roman" vous plairait particulièrement je pense.

    Reposez vous bien en ce lundi. Ah non c'est vrai que c'est toujours les vacances scolaires!^^

    RépondreSupprimer
  2. Bonjour Louis G.
    Je vais me procurer L'art du roman, merci.
    Si vous cherchez de bons blogs, à lire, consultez ceux que j'ai sur le côté droit.
    Là, dernièrement j'ai lu un papier magnifique chez Hank : http://festivhank.blogspot.com/2009/11/ami-entends-tu.html
    Ce lundi matin, je travaillais, ce qui est en fais une forme de "repos", à dire vrai.^^

    RépondreSupprimer
  3. Bonjour Madame,
    J'ai relu mes notes sur Kundera, "Les testaments trahis" sont aussi à conseiller.

    Pour les blogs,ne vous inquiétez pas pour moi, Aquinus, Xp, El sorpasso, Hank font parti de mon quotidien étudiant depuis bien longtemps! Mais je suis normalement assez discret.

    Le texte de Hank mériterait de passer ici:

    http://ilikeyourstyle.net/2009/11/02/le-grand-huit-des-ravages-de-la-creche-replucaine/

    pour que l'on se rende compte de la piquette, que met ce garçon de 23 ans à nos politiques, en matière de définition de l'identité nationale.

    RépondreSupprimer
  4. Si vous êtes un étudiant, si vous lisez et appréciez ceux que vous avez cités, hé bien je n'ai plus d'inquiétudes pour l'avenir.
    Je vais citer pour la énième fois, Gadenne et vous comprendrez :

    « Nous sommes tout petits, Pierre, c’est vrai ; sans aucun pouvoir, c’est vrai ; mais cela, nous si petits et si impuissants, nous le pouvons. Nous le pouvons, reprit-elle. Les plus petits des hommes peuvent faire cela – un petit effort sur eux-mêmes…

    Je sentis, à travers l’obscurité, la force de son regard.

    - La vraie foi, dit-elle, cela doit ressembler aux atomes : il suffit qu’il y en ait un qui éclate…(…)

    - Assurément, dis-je, c’est cela qui changerait le cours du monde. »

    (dans "Baleine")

    Bien à vous, Louis G. Et merci de vos références.

    RépondreSupprimer
  5. Louis G. : je me suis procurée L'art du roman et j'ai commencé : je vous remercie beaucoup de ce conseil de lecture : c'est passionnant et très éclairant.

    RépondreSupprimer
  6. Héhé, n'en n'auriez vous pas parlé à XP?^^

    Je suis content que cela vous plaise, juste retour des choses, vu le nombre de livres que vous me conseillez par l'intermédiaire de votre blog ou de vos commentaires sur Ilys.

    RépondreSupprimer
  7. Et bien ce diable d'XP l'avait déjà lu! ^^ Bien avant moi! (et surtout bien compris)

    Il va falloir que vous vous procuriez la "Lettre de Lord Chandos" et "Les mots ne sont pas de ce monde , lettres à un officier de marine" de Hugo von Hofmannsthal, mais sans doute les avez-vous déjà parcourus et médités.
    A propos de Flannery O'Connor : ce sont des petits bijoux,ses nouvelles, et avec cette simplicité foudroyante qui est la marque des grands...

    RépondreSupprimer
  8. C'est noté et je vais les acheter dès que je rentre dans notre bonne vieille France!
    Merci.

    RépondreSupprimer
  9. Bonjour,

    Savez vous qui a dit "Il y a trop de noirs dans l'equipe de france de football " ? Alain Finkelkraut.
    Tout ça pour vous dire que la littérature n'est pas un passe temps pour bourgeois en charentaises en residence secondaire au bord de la mer... La littérature, ce n'est pas poour passer un bon moment dans un endroit confortable, avec une tasse de thé bien au chaud devant sa cheminée. Un coeur par definition n'est pas intelligent ! S'il devient intelligent, c'est dangereux , regardez dans quel monde nous mène l'intelligence...Pour designer quelqu'un de généreux, on dit bien qu'il a du 'coeur', non ? Les coups de coeur sont gratuits, injustes et imprévisibles. Meditez ça en profondeur si vous en êtes encore capable , au fond de votre fauteuil douillet, dans votre petit confort auquel vous tenez tant

    RépondreSupprimer
  10. Pedro : L'intelligence, c'est "dangereux", ça rend mauvais? Mais qu'est-ce que vous voulez que je réponde à une sottise pareille?!!!

    Ne lisez plus, surtout, arrêtez tout, des fois que vous deviendriez intelligent c'est à dire "méchant"! Brrr... Ne LISEZ PLUS ET RESTEZ CON.(ça ne devrait pas être trop difficile pour vous)

    Un deuxième conseil : ne revenez plus ici, vous ne lirez que des auteurs au grand cœur très intelligent. Je sais pas moi, allez sur le site Harlequin, ça devrait vous rendre heureux, je crois. Ce sera de votre niveau.

    FinkIelkraut, au fait.

    RépondreSupprimer