mardi 7 juillet 2009

Lord Jim


"Il est plus difficile de vivre avec ce que l'on ne nous a pas ordonné de faire "dit le vieux Walt au jeune curé.(Gran Torino)



Cher Bidule, (1)
J'ai commencé Lord Jim de Joseph Conrad et je me suis arrêtée simplement sur cette phrase dans l'introduction :

"Par un matin ensoleillé, dans le décor banal d'une rade de l'Orient, j'ai vu passer sa silhouette émouvante et significative-sous l'ombre d'un nuage-parfaitement silencieux. Et c'est bien ainsi. C'est à moi qu'il revenait, avec toute la sympathie dont j'étais capable, de chercher les mots qui diraient ce qu'il signifiait. Il était " l'un d'entre nous"."

Au delà de la lumière poétique absolue de cette phrase ou plutôt, par la puissance poétique de ces mots, éclair apocalyptique dans nos esprits, lumière qui troue les ténèbres d'un seul trait, je voulais vous signifier que j'avais compris où se situaient ces fameux hommes véritables que vous appelez de vos vœux et que je cherche aussi.
"Il était l'un d'entre nous".
Tout est dit dans cette humble parole, dans ces petits mots de rien du tout, il est là l'homme véritable, c'est "l'un d'entre nous".
J'avoue que la puissance invraisemblable de ces mots m'a renversée et m'a tout simplement fait pleurer.
Il est vrai que je suis une femme et donc sujette à des tas d'humeurs ou émotions fort peu et mal connues de moi-même et de n'importe quel psychologue que je fuis avec constance.
Néanmoins, je pense qu'au delà de l'émotion larmoyante qui m'a surprise et qui me gêne tout bêtement, car écrire et pleurer dans le même temps n'est pas possible, cette phrase fait simplement référence à une quête personnelle et universelle dans le même temps : qu'est ce qu'un homme ? un homme accompli ? un homme véritable ? La réponse qui arrive ainsi, un jour, par ces simples mots, comme un clin d’œil du Bon Dieu qui me répond fortuitement, mine de rien, au moment où je m'y attendais le moins, au détour d'un chemin plus qu'enchevêtré dans une jungle hostile, peut, vous me l'accorderez, faire pleurer et c'est la moindre des choses.

Qui donc est cet homme, qui est l'homme ? Simplement, répond Conrad, un Lord Jim, un marin confronté un jour à la perte de son honneur : il va fuir devant le danger, abandonner son navire qui sombre et les passagers qui se noient, sauver ainsi sa peau . En gros, pas un héros parfait, mythique, mais un être humain, "l'un d'entre nous". un banal personnage ni meilleur ni plus mauvais qu'un autre, avec certainement d'excellentes excuses pour avoir agi ainsi - il est seul sur le pont, il entend deux voix qui le somment de sauter dans le canot de sauvetage ou plutôt, qui appellent un de ces partenaires à sauter mais ce collègue est mort, il passe par dessus son cadavre et il prend sa place, tout bêtement : qui n'aurait agi de la même façon ?

« Il y avait quelqu’un qui parlait tout haut à l’intérieur de ma tête, me dit-il, l’air un peu hagard. Huit cents passagers et sept canots – et pas de temps !- Imaginez-vous cela ! » Il se pencha vers moi par-dessus la petite table, et j’essayais d’éviter de rencontrer son regard fixe. « Croyez-vous que j’avais peur de la mort ? » demanda t-il d’une voix sourde et passionnée. »

On pourrait simplement dire que dans ce moment de panique absolue et d'une rapidité effrayante - il n'a que quelques secondes pour se décider à sauter ou à rester mourir sur le bateau -, il a agi de façon très intelligente et humaine! Oui, mais il a abandonné le bateau, il a abandonné à un horrible sort les passagers inconscients du danger et ce simple saut fait de lui non plus un héros, mais lâche, un couard, un pathétique être humain, méprisable."L'un d'entre nous". On éprouve une certaine compassion pour ce personnage sans doute parce qu'au fond de nous-mêmes, nous nous retrouvons parfaitement dans cet homme : je le répète, qui n'aurait pas agi de la même façon ?

Pourquoi "l'un d'entre nous" me direz-vous : Lord Jim n'a pas existé pour de vrai, c'est un personnage de roman.
Mais ne savez-vous pas – vous surtout !, cher Bidule- que les personnages de romans rejoignent l'existence de façon tout à fait concrète et réelle -et là, on peut s'interroger sur ce qu'est la réalité !! et je vous mets au défi de nier la réalité de Lord Jim : "j'ai vu passer sa silhouette émouvante..." dit Conrad et je peux reprendre l'écrivain et dire de même : j'ai vu. « Mais où ? » vous écriez-vous avec scepticisme. Oh, pas très loin, à dire vrai : je me suis regardée dans la glace et j'ai vu Lord Jim, sa silhouette émouvante, l'un d'entre nous. Et si vraiment vous avez besoin de « preuves » écoutez cette assertion dite avec simplicité par Houellebecq : « C’est là que le romancier peut inquiéter, parce qu’il a en effet le pouvoir, ordinairement réservé à Dieu, de donner la vie.
Lord Jim vit. » (2)

Ne pas mourir, simplement vivre. Avoir une bonne vie, bien vivre, tel est le souhait le plus tristement banal et déjà fort difficile à atteindre dans ces temps de conjectures où tout peut basculer d'un moment à l'autre et où l'on peut se retrouver du jour au lendemain clochard dans le métro, suicidaire, nu et abandonné comme Lord Jim sur son bateau, en pleine et soudaine tempête. Du jour au lendemain une destinée humaine peut basculer dans l’horreur absolue. Du jour au lendemain on peut aussi réaliser à quel point nous sommes des Lord Jim c’est à dire des êtres dont la vie est jalonnée de choix plus ou moins heureux. Y aura t-il un jour l’épreuve ? Le défi ? Devrons-nous nécessairement choisir entre la vie et la mort ?
Oui, il semble que même dans un non-choix, devant le recul face à l’absolu qui nous est demandé, il semble que nous choisissions, A CHAQUE INSTANT, et que tout acte est un geste de vie ou de mort, d’une certaine façon.
Certes, certains agissements ont une magnitude supérieure à d’autres – c’est le cas de l’acte de sauter de Jim – Mais l’accumulation de petits actes d’apparence anodine peut conduire vers la mort, mort de l’âme, s’entend – ou mort physique aussi, cependant.

Alors, que faire, une fois que l’on s’est décidé à rencontrer Lord Jim ? Que faire une fois que l'on s'est observé dans le miroir, que l'on s'est regardé les yeux dans les yeux, que l'on a admis une fois pour toute la vérité de notre être déchu, misérable, pauvre, mesquin, peureux, fragile ? Que faire ou plutôt, comment vivre avec cette vision horrifique ?
Comme Lovecraft (3), nous pouvons hurler, une fois affrontée la réalité, notre réalité : BARREZ-VOUS. Ne regardez pas, ce que j’ai vu est indicible….BARREZ-VOUS, le risque est immense et il n’est pas sûr que vous puissiez supporter cette vision.

« Tous autant qu’ils sont – je dis bien tous, à condition d’être honnêtes – bien entendu – avoueraient qu’il y a un point – il y a un point – pour les meilleurs d’entre nous – il y a quelque part un point où vous lâchez tout. Et il faut vivre avec cette vérité – vous comprenez ? Etant donné un certain concours de circonstances, la peur apparaîtra immanquablement. Un trac épouvantable. Et même pour ceux qui ne croient pas à cette vérité, la peur existe tout de même – la peur d’eux-mêmes. »

On peut fuir, oui, c'est une solution envisageable, le tableau n'est pas très beau, il faut le déchirer, il est raté, à moitié, dans les détails.
"Le détail qui tue" dit l'expression.

« J’ai sauté… » Il s’interrompit et détourna le regard… » « Il faut croire », ajouta-t-il.
(…) « Il semble bien, en effet, dis-je, dans un murmure. »
Cette affirmation de Lord Jim qui peine lui-même à croire à ce qu’il a fait. Il a besoin de l’approbation de celui qui l’écoute, il ne veut pas croire à sa propre action.
Nous ne voulons pas croire à ce que nous voyons dans ce foutu miroir, c’est d’un banal, d’un triste, c’est une telle déception que ce que cette glace nous renvoie, sans jugement, sans condamnation aucune, non, elle ne fait que renvoyer l’absolue vérité de notre être, de ce que nous sommes en réalité et nous ne pouvons que regarder, regarder jusqu’au dégoût, jusqu’à la lie, jusqu’à baisser la tête, vaincus.
« …il avait effectivement sauté dans les profondeurs d’un abîme éternel. Il avait dégringolé d’une hauteur à laquelle il ne pourrait plus jamais accéder. »

- « Oh ! très chère amie ! « Vous exclamerez-vous avec ironie. « Voyons, voyons, tout n’est pas si laid dans ce que l’on peut observer dans cette glace…Quelques détails me plaisent bien, moi, je suis beau, je suis intelligent, j’ai quelques ressources intellectuelles, morales, spirituelles – vous dites : j’aurais sauté comme Jim mais après tout : qu’en savez-vous ? qui vous dit que moi, oui, moi, je n’aurais pas tout tenté pour sauver ces malheureux, au péril de ma vie ?? Qui vous dit que je ne suis pas ce héros mythique ? –

Et je vous répondrais immédiatement alors, en vous agrippant à la gorge et en ne vous lâchant plus : « taisez-vous ! taisez-vous ! » N’avez-vous pas compris que c’est lorsque vous baissez la tête, lorsque vous vous mettez à genoux, vaincu, silencieux, enfin, n’ayant plus rien à dire, à ajouter, à justifier, à dévoiler, n’avez-vous donc pas compris que c’est alors que vous êtes véritablement un homme ?

« J’ai peut-être sauté, dit Jim, mais je ne prends pas la fuite ».


1/Bidule est un ami imaginaire à qui j’écris de temps en temps pour lui parler de mes lectures ou réflexions en cours.
2/ Ennemis intimes, P 266
3/Démons et merveilles, Lovecraft (« Un petit cliquetis s’éleva dans l’appareil, puis, après un silence, un pitoyable cri de Warren :
- Barrez-vous ! Pour l’amour de Dieu, replacez la dalle et barrez-vous, Carter ! »).

(en écoutant diverses musiques, mais revenir à Hide in your shell, Supertramp)

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