"Un livre en effet ne peut être apprécié que lentement; il implique une réflexion (non surtout dans le sens d'effort intellectuel, mais dans celui de retour en arrière); il n'y a pas de lecture sans arrêt, sans mouvement inverse, sans relecture. Chose impossible et même absurde dans un monde où tout évolue, tout fluctue, où rien n'a de validité permanente : ni les règles, ni les choses, ni les êtres. De toutes ses forces (qui furent grandes), la littérature s'oppose à la notion d'actualité permanente, de perpétuel présent. Les livres appellent des lecteurs; mais ces lecteurs doivent avoir une existence individuelle et stable; ils doivent être en quelque sorte des sujets.
Minés par la lâche hantise du "politically correct", éberlués par un flot de pseudo-informations qui leur donnent l'illusion d'une modification permanente des catégories de l'existence (on ne peut plus penser ce qui était pensé il y a dix, cent ou mille ans), les Occidentaux contemporains ne parviennent plus à être des lecteurs; ils ne parviennent plus à satisfaire cette humble demande d'un livre posé devant eux : être simplement des êtres humains, pensant et ressentant par eux-mêmes.
A plus forte raison, ils ne peuvent jouer ce rôle face à un autre être. Il le faudrait pourtant : car cette dissolution de l'être est une dissolution tragique; et chacun continue, mû par une nostalgie douloureuse, à demander à l'autre ce qu'il ne peut plus être; à chercher, comme un fantôme aveuglé, ce poids d'être qu'il ne trouve plus en lui-même. Cette résistance, cette permanence; cette profondeur. Bien entendu chacun échoue, et la solitude est atroce."
(Houellebecq, "Rester vivant")
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