vendredi 23 mars 2018

Le cinquième monde

Il y a des lectures qui modifient essentiellement (corps, esprit, cœur) ce que nous sommes. Dantec a été un de ces écrivains à l'action puissante et rayonnante. Aurélien Lemant, dans sa "Messe rouge" revient sur cette action mystérieuse des écrivains, interaction entre certains écrivains et certains lecteurs. A l'époque j'avais traduit cela dans un "poème" (excusez ce terme d'une arrogance folle; peut-être devrais je dire tout simplement "texte"). Notez que je ne comprenais pas ce que j'avais écrit. Mais en lisant Lemant sur Dantec, hé bien tout a été plus clair :

"Tu t'es donc mis à  t'écouter écrire, non pas comme on se branle, mais comme on tient une torche : à bout de bras, pour ne pas te perdre. Tu t'es donc mis à marcher à voix haute sur le trajet, dans les pentes, les sentes, les fentes et les degrés, les escalators en panne, les galeries condamnées, les déréclicts de locomotives en transit sur les voies déferrées, les vestiges d'usines, les catacombes et les puits d'accès, les tronçons d'autoroutes déclassés, les barres d'immeubles en ruine, les carcasses de bagnoles calcinées, les cités-dortoirs crépusculaires, les avenues désertiques et les périphériques en circuit fermé, les souterrains dérobés, les chantiers délabrés, les monuments aux morts en forme de gratte-ciel ou blockhaus et les édifices aux gueules de nécropoles, les escarpements, les bermes et les congères, à la recherche de ta bibliothèque cachée, ton cinquième monde, comme ça, sans savoir, ta voix tendue comme un briquet au devant de toi, avec toi-même pour seule Eurydice, à te retourner sans cesse pour vérifier que tu étais bien derrière toi à suivre ta propre silhouette. Et à ne rien voir, ni personne, à part l'aile de ténèbre, à chaque coup d’œil subreptice braqué par-dessus ton épaule : tu ne te dis pas qu'elle a disparu, l'Eurydice, rappelée-attrapée-avalée par les enfers à cause de toi, puisque tu te souviens subitement que le livre et toi, le chemin et toi, c'est tout un. Et sans plus attendre tu poursuis ta route, dans le noir, emboîtant le pas à tes fantômes. Ecrire, c'est ça.
C'est ce que je je suis présentement en train de faire à tes basques, c'est ce que tu es présentement en train de nous faire faire à mes trousses, c'est ce que je serai en train de reconduire à chaque fois que quelqu'un me lira, c'est ce que nous accomplissons ensemble et séparément, eux, toi et moi quand nous relisons à voix haute ou basse mais hors de nos cages thoraciques, le flux continu de la vie entrée dans le domaine de la parole." (Aurélien Lemant, "Messe rouge", éditions "Les Feux Follets" p. 48-49)

Caminar
Je m’engage, seule, dans un petit chemin,
Le vent souffle dans les arbres immenses.
Mille bruits, diffus, éclatants, me dérangent.
Je marche doucement vers un lieu incertain ;
Puis, de plus en plus vite, mon pied avance :
J’ai vu une lumière, me semble t-il, au loin .

Clarté rassurante, clairière paisible,
La fleur est odorante et le papillon voltige.
Je me suis endormie dans une chaleur rassurante
J’ai fermé les yeux sur une lueur aveuglante.
La forêt fraîche et sombre m’a happée de nouveau
Dans ma nuit, enfoncée, dans le gouffre, le saut.

Relevée lentement, la poussière retombe
Doucement.
Où suis je ?

L’arène est lumineuse, le sable brûlant sous mes pas ;
Dans la lumière incandescente, au milieu des vivats
J’ai mon glaive bien en main, rien ne m’atteindra.
La bête est énorme, luisante et noire, l’œil fou.
Je n’ai pas peur, non, je suis déjà morte, c’est tout.
L’ombre immense se lève, oh fraîcheur bienfaisante !
Le soleil tournoie, je suis piétinée, broyée, pantelante.

Je respire et je vis, paupières obstinément baissées ;
Voir sans regarder, savoir sans lire, pas de réalité.
Je me suis ensevelie dans le gouffre – tombeau
Je pensais vivre ainsi cachée au milieu du troupeau.
Mais le monstre m’a trouvée, mon propre cerveau
Il m’a tuée pour de bon , réveillée à nouveau.

Relevée lentement,
Je suis
En enfer
Maintenant

Ballet immémorial, défi transcendantal
Ne pas s’endormir, rester éveillé,
Chercher la vérité, trouver la réalité
Je suis A, petite fille de la forêt,
Je suis A, petite fille du soleil,
Je suis A, entre terre et ciel.

Cimetière d'Arlington, Washington D.C.

Du même Aurélien Lemant : 
http://oralaboraetlege.blogspot.fr/2013/06/du-lecteur-du-reveur-4eme-partie-traum.html


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