vendredi 29 août 2014

Sainte-Unefois, de Louise de Vilmorin

"La Marquise fit son rire coquet. Le Colonel déclara que jamais de sa vie il n'avait pleuré en uniforme. Il dit aussi que l'uniforme, ah! ah! était une dure école qui trempait les hommes.
"Des larmes, jamais, ajouta-t-il, j'aurais plutôt hurlé.
- Je sais bien, répondit la Marquise, mais vous n'avez jamais voulu me compromettre."
Tandis qu'elle écoutait avec grand intérêt, Grâce voyait voler dans la salle à manger des boutons d'uniforme qui éclataient comme des impatiences; des galons qui se rangeaient en portée musicale; des jambes de bois qui lançaient des ondes vers un éternel de mérite. Il y avait aussi des croix d'émail, et le tout chantait.
Au dessert, Bruno, le maître d'hôtel, entra, apportant le soufflé.
"Madame la Marquise, dit-il, le gonflé a trop attendu."
Elle lui fit remarquer que c'était un soufflé.
Peu après, ils sortirent de table. Le salon de la Marquise était très en désordre. Des paniers à ouvrage traînaient partout, remplis de tricots inachevés. Grâce en prit un au hasard et alla s'asseoir seule dans un coin sombre de la bibliothèque.
"Prisonniers par-ci, prisonniers par-là, dit-elle à mi-voix en travaillant, si je vous laisse filer, l'enfant ira nu. Oh! comme elles trottent vos mailles, Madame! Mais oui, ce sont de vrais pur-sang; ouvrez-en une et vous verrez, ou vous jugerez, c'est selon. Elles dansent aussi, ces bêtes, quand ça leur prend; mais le soir, elles me suivent au lit. Les paupières? Fermées comme des grandes. Les yeux? Rangés dans leurs petites pattes. Ha! c'est tellement doux que je les pince; vous permettez? Oh! ne vous gênez pas pour moi! Y a-t-il un autre côté?"

                                                                      *****

"Emmérentienne répondit qu'elle avait à écrire. Grâce alors décida qu'elle ne sortirait pas non plus.
"Je n'ai encore rien détaché de moi, soupira-t-elle en se moquant, il est grand temps de commencer."
Son cahier, en effet, n'avait plus été ouvert depuis bien des semaines. Un enfant né bossu était venu la distraire de ses résolutions d'un soir et, ne sachant qu'en penser, elle en avait rêvé pendant des heures sur la Terrasse du Nord. C'est à ce moment-là aussi qu'elle répondit au Colonel qui l'accusait de perdre son temps : "Je n'ai pas la moindre idée de ce que vous voulez dire; comment peut-on perdre une minute, je ne comprends pas."

                                                                        ******

"Belle et grande comme un Ange, me disait-il alors, tu es de plus en plus le portrait de toi-même."

                                                                        *****

"Nous nous aimions comme des condamnés, sans qu'aucune saison nous libérât, sans qu'aucune date n'eût d'importance. Il me préférait à ma vie."

                                                                        *****

- Silence, crie un Roi de passage, je veux entendre les secrets que ma bien-aimée murmure à d'autres : je veux mourir de chagrin." Une guêpe en bourdonnant me transmet les paroles de l'inconstante, je la devine au loin dans d'autres bras encore. "Qui es-tu? dit-elle à un homme dont le destin est grave, d'où te vient ce beau costume?- Je suis forçat, et prisonnier, ma Reine, mon âme est cette guêpe dont quelqu'un se méfie."

                                                                         *****

"Elle savait à présent que l'on attend avec impatience que ceux qui pourraient venir et ne viennent pas. Son cœur battait d'autant plus fort qu'elle avait moins d'espoir."

                                                                          *****

"Je devais être très jeune, raconta Milrid, quand quelqu'un parla devant moi d'escarpins en cuir de Russie. Cuir de Russie. Escarpins. Ces mots me firent rêver. Pourquoi? Chaque fois qu'ils se présentaient à ma mémoire, j'imaginais un homme qui entrait en pleine nuit dans une papeterie de village faiblement éclairée. "Bonjour, Madame la Papetière, avez-vous des points d'exclamations?- Mais oui, Monsieur.- Des points d'exclamations pour dames? -Dames et Demoiselles.- Ah! Ah! très bien (très bien est parfait), je veux écrire à une dame un récit de voyage, car je pars demain pour la côte; notez qu'elle porte des escarpins en cuir de Russie. - J'ai tout ce qu'il faut.- Donnez-moi aussi des parenthèses pour le cas où j'aurais envie de prier, et mettez le tout dans une boîte.- Prier? mais vous n'êtes pas d'âge. -Taratata, tous les gens de ma famille sont personnages d'importance, tous mûrs, très mûrs, je sais ce que je dis, mon père qui porte un col est mûr à souhait." Puis traversant la rue, il entrait à la pâtisserie. "Bonsoir, Pâtissière, je voudrais trois de ces galettes pointillées de raisins. Merci. Bonsoir." Arrivé devant une grande maison, il sonnait à la porte. Une jeune Demoiselle avec couronne se penchait à la fenêtre. "Viens, allons nous promener." Elle descendait bien vite, en tenant à la main ses jolis escarpins en cuir de Russie, et c'est depuis que tu m'as dit en posséder une paire que je veux t'emmener souper dans les bois, comme il le fit, car je crois que tu es cette dame. Mon bonhomme disposait par terre une écharpe de blonde, en l'air des bougies que rien ne soutenait, et autour d'un petit feu, des animaux en verre soufflé, tigres et hérissons. Tandis qu'il arrangeait tout cela, il sifflait et souriait tour à tour, puis, s'asseyant près de sa demoiselle, il lui offrait une galette. "Galettes aux mouches?- Non, non, je n'en veux pas. - Mais goûtez-y, vous les aimerez peut-être. - Ah! comment pouvais-je prévoir qu'elles seraient confites; c'est exquis, ces petites bêtes, merci, merci beaucoup. -Vous me rendrez fou, mademoiselle, ces escarpins, ce cuir."

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire