Une des techniques qu'on a imaginées pour inciter les jeunes gens à l'"ouverture", c'est l'obligation pour eux de suivre un cours universitaire consacré à une culture non occidentale. Bien que bon nombre des enseignants qui donnent ces cours soient de vrais érudits et des connaisseurs passionnés des régions qu'ils étudient, dans tous les cas que j'ai pu observer, cette exigence (alors qu'il y a tant de matières qu'on peut et qu'on devrait enseigner, alors que la philosophie et la religion ne sont plus des branches obligatoires) comportait une intention démagogique. On oblige les élèves à reconnaître qu'il existe d'autres façons de penser et que celles de l'Occident ne sont pas les meilleures. A nouveau, ce n'est pas ici le contenu de l'enseignement qui compte mais la leçon qu'il faut en tirer. L'obligation faite aux étudiants de suivre ces cours constitue un élément de l'action actuellement conduite pour établir une communauté mondiale et en former les membres, qui doivent être des individus sans préjugés.Pourtant, si les étudiants apprenaient vraiment quelque chose de la mentalité de l'une ou l'autre de ces cultures non occidentales -ce qu'ils ne font pas- ils découvriraient qu'elles sont toutes, sans exception, ethnocentriques.
(...)
La raison pour laquelle les non-Occidentaux sont fermés sur eux-mêmes et sont ethnocentristes est claire. Pour préserver leur existence et leur identité, les hommes doivent aimer leurs familles et leurs peuples, et leur être loyaux. Et c'est seulement s'ils pensent que ce qu'ils sont est bon qu'ils peuvent s'en satisfaire. Un père doit préférer son enfant aux autres enfants, un citoyen son pays aux autres. C'est pour cela qu'existent les mythes : pour justifier ces attachements.
(...)
Il semble bien que les conditions sine qua non d'une culture consistent à associer fermement l'idée de bien à celle de son bien propre, à refuser de voir la distinction entre les deux choses et à avoir du cosmos une vision qui prévoit une place spéciale pour le peuple dont on fait partie. Voilà l'enseignement qu'il nous faudrait retirer de l'étude qu'on nous propose : elle devrait avoir pour résultat de nous faire revenir à un attachement passionné à ce qui nous est propre. Mais nous sommes corrompus par la science; notre foi est brisée et on nous a insufflé le goût de nouvelles séductions.
(...)
Le relativisme culturel parvient à détruire les prétentions universelles ou intellectuellement impérialistes de l'Occident : il ne laisse subsister ici qu'une culture comme les autres. Dans la république des cultures, l'égalité règne. Malheureusement l'Occident se définit par son besoin de justifier ses conduites et ses valeurs, par son besoin de découvrir la nature, par son besoin de philosophie et de science. Privé de cela, il s'effondrera. C'est notre impératif culturel. Les Etats-Unis représentent une des manifestations les plus achevées de la quête rationnelle d'une existence bonne et conforme à la nature. Pour atteindre ce résultat, on a recouru à un artifice : le recours aux principes rationnels du droit naturel pour servir de fondement à un peuple, ce qui revient à associer le bien absolu à ce que possède l'individu! En d'autres termes, on a mis en place un régime qui a promis à ses sujets la liberté de raisonner sans entraves : non pas une liberté pure et simple de faire n'importe quoi, mais la liberté de raisonner, la liberté essentielle qui justifie les autres libertés et sur la base de laquelle et pour le bien de laquelle on peut aussi tolérer pas mal de déviations.Une "ouverture" qui conteste la revendication particulière de la raison fait sauter la cheville ouvrière qui maintient en mouvement le mécanisme de ce régime. Et ce régime, quoi qu'en disent tous ceux qui prétendent le contraire, a été fondé pour dépasser l'ethnocentrisme, qui n'est en rien une découverte des sciences humaines.
(...)
Alors que j'étais jeune professeur à Cornell, j'ai eu un jour une discussion sur l'éducation avec un professeur de psychologie. Sa fonction, me disait-il, consistait à venir à bout des préjugés de ses élèves; il les abattait comme des quilles! J'ai commencé alors à me demander par quoi il remplaçait ces préjugés; mais il ne paraissait pas avoir la moindre idée de ce que pouvait être le contraire d'un préjugé.(...) Est-ce que le professeur avec qui je discutais à Cornell savait ce que ces préjugés représentaient pour ses élèves et quel effets produirait sur eux le fait d'en être privés? S'imaginait-il qu'il existe des vérités qui puissent les guider dans leur existence comme le faisaient leurs préjugés? Avait-il envisagé de leur inspirer l'amour de la vérité nécessaire pour rechercher des croyances sans préjugé, ou avait-il l'intention de les rendre passifs, indifférents et soumis à des autorités telles que leur professeur ou ce qu'il y a de meilleur dans la pensée contemporaine?
(...)
J'ai donc répondu au professeur de psychologie qui était mon interlocuteur que, quant à moi, j'essayais au contraire d'enseigner à mes élèves des préjugés, car à l'heure actuelle, compte tenu du succès général de sa méthode, ils avaient appris à douter de toutes les croyances avant de croire eux-mêmes à quoi que ce fût. Sans moi, l'excellent professeur se serait trouvé au chômage! Avant même d'entreprendre de douter systématiquement et radicalement de tout, Descartes disposait de tout un monde merveilleux de vieilles croyances, d'expériences préscientifiques et d'interprétations du monde, convictions auxquelles il était fermement et même fanatiquement attaché. Il faut avoir fait l'expérience de la vraie croyance pour pouvoir jouir du frémissement de la libération. J'ai donc proposé à mon collègue une division du travail selon laquelle j'aiderais à faire pousser les fleurs dans les prairies, après quoi il pourrait les faucher. Les préjugés, les préjugés les plus puissants, ont des visions de l'ordre des choses. Ce sont des divinations du tout : ainsi la voie de la connaissance du tout passe t-elle par celle des opinions erronées sur le tout. Certes, l'erreur est notre ennemie, mais il n'y a qu'elle qui désigne la vérité et, de ce fait, elle mérite qu'on la traite avec respect. L'esprit qui, à l'origine, est sans préjugés est un esprit vide. Il ne peut avoir été formé que par une méthode qui n'a pas conscience de la difficulté qu'il y a à reconnaître qu'un préjugé est un préjugé. Seul Socrate a su, après une vie entière de travail incessant, qu'il était ignorant. Aujourd'hui, tout élève de lycée le sait. Comment cela a t-il pu devenir aussi facile?Qu'est-ce qui explique ce progrès surprenant? Se pourrait-il que notre expérience se soit tellement appauvrie au gré de nos diverses méthodes d'enseignement, dont l'"ouverture" n'est que la plus récente, qu'il ne reste rien d'assez substantiel pour résister à la critique et que, par conséquent, il n'existe plus de monde dont nous puissions être vraiment ignorants? Avons-nous tellement simplifié l'âme qu'elle n'est plus difficile à expliquer? Au regard d'un scepticisme dogmatique, la nature elle-même, avec sa luxuriante profusion d'expressions, peut paraître comme un préjugé. A sa place, nous avons mis un réseau incolore de concepts critiques, qui, inventés pour interpréter les phénomènes naturels, les ont offusqués, détruisant, de ce fait, leur propre raison d'être. Peut-être notre première tâche consiste-t-elle à ressusciter ces phénomènes, afin de disposer à nouveau d'un monde que nous puissions interroger et de nous mettre par là même en mesure de philosopher. Tel est, me semble-t-il, le défi qu'il revient aux éducateurs que nous sommes d'apercevoir et de relever."
(Allan Bloom, L'âme désarmée)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire