Ce roman de Murakami est une très chouette lecture et une belle découverte de ces dernières
semaines pour moi. Une lecture que l’on peut attraper selon divers degrés :
roman d’aventures et quête métaphysique.
Un jeune informaticien (enfin jeune : 35 ans, marié,
divorcé, sans enfants) est recruté par un savant pour effectuer un programme
informatique assez complexe qui passe par une action directe sur son cerveau à lui,
sur son système conceptuel. Le monde décrit par Murakami se base sur le principe que l’informatique a
pris nos existences une place primordiale, qui contrôle tout, un peu comme dans
Matrix, avec, dans le film, une réalité
dans laquelle les hommes évoluent mais qui ne seraient pas la VRAIE. Ici, dans
ce roman, la réalité vécue par les hommes est la « bonne » mais elle
est de plus en plus dirigée, dans nos esprits, par des superpuissances de l’informatique. D’où les
aventures dans lesquelles l’informaticien, le professeur et sa petite-fille
boulotte affrontent des assassins mafieux et sadiques, des êtres maléfiques,
les « ténébrides » et d’autres dangers, car ils sont pris entre le
feu des superpuissances (System et les Pirateurs) qui se partagent la
domination du monde c'est-à-dire la domination des esprits.
On apprend qu’en fait le vieux savant solitaire est capable
de percer, de décalquer plus exactement le noyau de la conscience (la
« boîte noire ») de l’informaticien … et d’agir sur ladite
conscience. « …on essaie d’enregistrer la boîte noire. Et alors, c’est
absolument merveilleux, le contenu du noyau de la conscience se trouve mis en
image (…) On colle ou on découpe cette accumulation d’images, on déplace, on
recompose. Et on compose ainsi une histoire qui se tient.-Une histoire ?!
–Ce n’est pas si étrange que ça, dit le professeur. Un excellent musicien
parvient à transférer sa conscience dans le son, un peintre transfère la sienne
dans les formes et les couleurs. Les romanciers transfèrent la leur dans des
romans. C’est la même logique. Evidemment, comme il s’agit d’un transfert, on
n’obtient pas un décalquage parfaitement exact, mais c’est vraiment commode
pour comprendre l’état global de la conscience. »
Il se trouve que l’informaticien est le seul à avoir survécu
aux expérimentations du savant, et surtout au montage implanté par le
professeur, en développant lui-même en son noyau de conscience un
contre-programme qui lui permet de transférer sa conscience, son système
conceptuel (son esprit dirait un philosophe réaliste, son âme dirait un
théologien) dans une cité parfaite… « Autrement dit, explique le vieux
savant au jeune héros, il y a tout
naturellement des flottements entre votre identité personnelle et le montage de
conscience que j’ai implanté dans votre cerveau, et votre moi essaie de construire
des passerelles pour combler ces disproportions, afin de justifier sa propre
existence. »
La fin des temps, c’est la jonction de la boite noire ou la
conscience du narrateur avec son nouveau « domaine », dans une cité
idéale où il n’y a plus de souffrance, de mort, de douleur… Parallèlement aux
aventures du jeune informaticien, on entre dès le départ du roman, avec un
narrateur-bis, dans le monde de la cité
parfaite et on découvrira à la fin que ce second narrateur ne fait qu’un avec
le premier. « -Mais votre existence ne va pas se terminer. Vous allez
simplement entrer dans un autre monde. » L’informaticien va s’évader de ce
premier monde où il est pourchassé par les superpuissances de l’informatique :
on pourrait dire métaphoriquement où nous sommes pourchassés par toutes les
idéologies qui souhaitent s’emparer de nos esprits. Il va fuir la massification de son esprit. Et
il va rejoindre cette ville idéale. Qu’il
a créé de toutes pièces dans son cerveau. La fin du monde « normal »se
situe dans son cerveau et l’accès à l’immortalité se situe aussi dans son
cerveau, puisque la pensée n’est pas soumise au temps. L’informaticien provoque
dans son esprit un « changement drastique des concepts. » puisque les
concepts eux-mêmes, la pensée est sous la coupe, la tyrannie des
superpuissances.
Dans cette ville entourée de murailles infranchissables, le
narrateur-bis qui arrive doit, avant
tout, quitter, se faire arracher de son ombre… Cette dernière survivra plus ou
moins longtemps puis mourra… « … je
marchais accompagné de mon ombre. Et, en arrivant ici, j’avais dû la confier au
gardien de la porte. « C’est interdit d’entrer dans la ville avec ça,
m’avait-il dit. Ou bien tu abandonnes ton ombre, ou bien tu renonces ici, que
choisis-tu ? » J’abandonnai mon ombre. » Lorsque l’ombre meure,
alors le nouvel arrivé fait définitivement partie de la ville, il ne peut plus
revenir dans l’autre monde.
Privé d’ombre, privé surtout de cœur et de mémoire, le
narrateur-bis se voit assigné une tâche
dans la ville : « liseur de vieux rêves », travail qu’il
accomplit tous les soirs à la bibliothèque où il rencontre une jeune fille
« parfaite » c'est-à-dire sans ombre, sans cœur et sans souvenirs, sans émotions,
sans passions. » La lecture des vieux rêves s’effectue dans des crânes de
licornes. « A la mort de ton ombre, tu cesses d’être liseur de rêves, et
tu t’intègres à la ville. Ainsi, la ville continue de tourner éternellement
dans le cercle de la perfection. Elle fait porter le poids des imperfections
aux êtres vivants imparfaits tandis que ses habitants vivent en aspirant
seulement la quintessence. (…) L’imperfection est supportée par des animaux,
des licornes, qui gardent en elles tous les cœurs des êtres humains, et qui
meurent sous le poids de ces cœurs »… Chaque année, de nouvelles licornes
naissent et meurent pour assumer les
nouveaux cœurs.
Le problème de cette quintessence de perfection est
évident : « Si un tel monde existe, c’est la véritable Utopie. (…)
Cette ville parfaite a pu se former parce que les gens ont perdu leur cœur. (…)
Mais qu’il n’y ait ni luttes, ni haine, ni désirs signifie qu’il n’y a pas non plus le contraire de tout cela.
C’est-à-dire la joie, la béatitude, l’amour. C’est parce qu’existent le désespoir, la désillusion, la tristesse,
oui, c’est de là que naît la joie. »
Le cœur du jeune
narrateur n’est pas encore entièrement mort et il voudra obtenir le beurre et
l’argent du beurre : garder son cœur et vivre dans la cité idéale avec la
jeune fille de la bibliothèque : « -Retrouve mon cœur » lui
a-t-elle demandé… Il va le retrouver, ce cœur perdu, dans le crâne d’une des
licornes, et comme liseur de rêves, il pourra le « lire ». Il va
trouver la clé des cœurs perdus grâce à un instrument de musique, un accordéon
qui reproduit, dans ses airs, le bruit du vent. Il va donc ne pas s’enfuir avec
son ombre, mais rester dans la cité idéale, dans un endroit fait pour les êtres
imparfaits, ceux qui gardent leur cœur. Dans la forêt. La vie y est rude avec de la souffrance mais
on y possède son cœur et ses souvenirs donc
la vraie béatitude.
On assiste donc au transfert de l’informaticien qui quitte
ce monde « Pays des merveilles sans merci » en faisant une dernière
fois l’amour avec une jeune bibliothécaire qui l’avait instruit sur les
licornes, en buvant de l’alcool et en écoutant Bob Dylan Blowing the wind et qui rejoint le nouveau monde, la
cité idéale avec une jeune
bibliothécaire à qui il redonne son cœur grâce à la musique du bruit du vent,
un air de l’accordéon, Dany Boy.
« Croyez à l’identité entre le Vrai, le Beau et le Bien »
dit Houellebecq dans « Rester vivant » et en lisant Murakami, je
retrouve un peu personnellement la
trace, la carte de cette trinité sacrée : par le Beau, par la musique, le
narrateur-bis va retrouver le Bien, son cœur, et le Vrai, ses souvenirs. Les trois sont
indissociables dans la cité idéale, mais les trois nécessitent curieusement l’imperfection,
c'est-à-dire le mouvement de la recherche. Il ne peut y avoir de Vrai, de Beau
et de Bien s’il n’y pas de quête de ces noyaux existentiels.
« Continuez.
N’ayez pas peur. Le pire est déjà passé. Bien sûr, la vie vous déchirera encore ;
mais, de votre côté, vous n’avez plus tellement à faire avec elle.
Souvenez-vous-en : fondamentalement, vous êtes déjà mort. Vous êtes
maintenant en tête à tête avec l’éternité. »
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