vendredi 6 janvier 2012

"La fin des temps", par Murakami


Ce roman de Murakami est une très chouette lecture et  une belle découverte de ces dernières semaines pour moi. Une lecture que l’on peut attraper selon divers degrés : roman d’aventures et quête métaphysique.

Un jeune informaticien (enfin jeune : 35 ans, marié, divorcé, sans enfants) est recruté par un savant pour effectuer un programme informatique assez complexe qui passe par une action directe sur son cerveau à lui, sur son système conceptuel. Le monde décrit par Murakami  se base sur le principe que l’informatique a pris nos existences une place primordiale, qui contrôle tout, un peu comme dans Matrix, avec, dans le film, une réalité dans laquelle les hommes évoluent mais qui ne seraient pas la VRAIE. Ici, dans ce roman, la réalité vécue par les hommes est la « bonne » mais elle est de plus en plus dirigée, dans nos esprits, par des superpuissances de l’informatique. D’où les aventures dans lesquelles l’informaticien, le professeur et sa petite-fille boulotte affrontent des assassins mafieux et sadiques, des êtres maléfiques, les « ténébrides » et d’autres dangers, car ils sont pris entre le feu des superpuissances (System et les Pirateurs) qui se partagent la domination du monde c'est-à-dire la domination des esprits.

On apprend qu’en fait le vieux savant solitaire est capable de percer, de décalquer plus exactement le noyau de la conscience (la « boîte noire ») de l’informaticien … et d’agir sur ladite conscience. « …on essaie d’enregistrer la boîte noire. Et alors, c’est absolument merveilleux, le contenu du noyau de la conscience se trouve mis en image (…) On colle ou on découpe cette accumulation d’images, on déplace, on recompose. Et on compose ainsi une histoire qui se tient.-Une histoire ?! –Ce n’est pas si étrange que ça, dit le professeur. Un excellent musicien parvient à transférer sa conscience dans le son, un peintre transfère la sienne dans les formes et les couleurs. Les romanciers transfèrent la leur dans des romans. C’est la même logique. Evidemment, comme il s’agit d’un transfert, on n’obtient pas un décalquage parfaitement exact, mais c’est vraiment commode pour comprendre l’état global de la conscience. »

Il se trouve que l’informaticien est le seul à avoir survécu aux expérimentations du savant, et surtout au montage implanté par le professeur, en développant lui-même en son noyau de conscience un contre-programme qui lui permet de transférer sa conscience, son système conceptuel (son esprit dirait un philosophe réaliste, son âme dirait un théologien) dans une cité parfaite… « Autrement dit, explique le vieux savant au jeune héros,  il y a tout naturellement des flottements entre votre identité personnelle et le montage de conscience que j’ai implanté dans votre cerveau, et votre moi essaie de construire des passerelles pour combler ces disproportions, afin de justifier sa propre existence. »

La fin des temps, c’est la jonction de la boite noire ou la conscience du narrateur avec son nouveau « domaine », dans une cité idéale où il n’y a plus de souffrance, de mort, de douleur… Parallèlement aux aventures du jeune informaticien, on entre dès le départ du roman, avec un narrateur-bis, dans le monde de  la cité parfaite et on découvrira à la fin que ce second narrateur ne fait qu’un avec le premier. « -Mais votre existence ne va pas se terminer. Vous allez simplement entrer dans un autre monde. » L’informaticien va s’évader de ce premier monde où il est pourchassé par les superpuissances de l’informatique : on pourrait dire métaphoriquement où nous sommes pourchassés par toutes les idéologies qui souhaitent s’emparer de nos esprits.  Il va fuir la massification de son esprit. Et il  va rejoindre cette ville idéale. Qu’il a créé de toutes pièces dans son cerveau. La fin du monde « normal »se situe dans son cerveau et l’accès à l’immortalité se situe aussi dans son cerveau, puisque la pensée n’est pas soumise au temps. L’informaticien provoque dans son esprit un « changement drastique des concepts. » puisque les concepts eux-mêmes, la pensée est sous la coupe, la tyrannie des superpuissances.

Dans cette ville entourée de murailles infranchissables, le narrateur-bis  qui arrive doit, avant tout, quitter, se faire arracher de son ombre… Cette dernière survivra plus ou moins longtemps puis mourra… « …  je marchais accompagné de mon ombre. Et, en arrivant ici, j’avais dû la confier au gardien de la porte. « C’est interdit d’entrer dans la ville avec ça, m’avait-il dit. Ou bien tu abandonnes ton ombre, ou bien tu renonces ici, que choisis-tu ? » J’abandonnai mon ombre. » Lorsque l’ombre meure, alors le nouvel arrivé fait définitivement partie de la ville, il ne peut plus revenir dans l’autre monde.

Privé d’ombre, privé surtout de cœur et de mémoire, le narrateur-bis  se voit assigné une tâche dans la ville : « liseur de vieux rêves », travail qu’il accomplit tous les soirs à la bibliothèque où il rencontre une jeune fille « parfaite » c'est-à-dire sans ombre,  sans cœur et sans souvenirs, sans émotions, sans passions. » La lecture des vieux rêves s’effectue dans des crânes de licornes. « A la mort de ton ombre, tu cesses d’être liseur de rêves, et tu t’intègres à la ville. Ainsi, la ville continue de tourner éternellement dans le cercle de la perfection. Elle fait porter le poids des imperfections aux êtres vivants imparfaits tandis que ses habitants vivent en aspirant seulement la quintessence. (…) L’imperfection est supportée par des animaux, des licornes, qui gardent en elles tous les cœurs des êtres humains, et qui meurent sous le poids de ces cœurs »… Chaque année, de nouvelles licornes naissent et meurent  pour assumer les nouveaux cœurs.

Le problème de cette quintessence de perfection est évident : « Si un tel monde existe, c’est la véritable Utopie. (…) Cette ville parfaite a pu se former parce que les gens ont perdu leur cœur. (…) Mais qu’il n’y ait ni luttes, ni haine, ni désirs signifie qu’il  n’y a pas non plus le contraire de tout cela. C’est-à-dire la joie, la béatitude, l’amour. C’est parce qu’existent le désespoir, la désillusion, la tristesse, oui, c’est de là que naît la joie. »

 Le cœur du jeune narrateur n’est pas encore entièrement mort et il voudra obtenir le beurre et l’argent du beurre : garder son cœur et vivre dans la cité idéale avec la jeune fille de la bibliothèque : « -Retrouve mon cœur » lui a-t-elle demandé… Il va le retrouver, ce cœur perdu, dans le crâne d’une des licornes, et comme liseur de rêves, il pourra le « lire ». Il va trouver la clé des cœurs perdus grâce à un instrument de musique, un accordéon qui reproduit, dans ses airs, le bruit du vent. Il va donc ne pas s’enfuir avec son ombre, mais rester dans la cité idéale, dans un endroit fait pour les êtres imparfaits, ceux qui gardent leur cœur. Dans la forêt.  La vie y est rude avec de la souffrance mais on y possède son cœur  et ses souvenirs donc la vraie béatitude.

On assiste donc au transfert de l’informaticien qui quitte ce monde « Pays des merveilles sans merci » en faisant une dernière fois l’amour avec une jeune bibliothécaire qui l’avait instruit sur les licornes, en buvant de l’alcool et en écoutant Bob Dylan Blowing the wind  et qui rejoint le nouveau monde, la cité idéale avec une  jeune bibliothécaire à qui il redonne son cœur grâce à la musique du bruit du vent, un air de l’accordéon, Dany Boy.

« Croyez à l’identité entre le Vrai, le Beau et le Bien » dit Houellebecq dans « Rester vivant » et en lisant Murakami, je retrouve un peu personnellement  la trace, la carte de cette trinité sacrée : par le Beau, par la musique, le narrateur-bis va retrouver le Bien, son cœur,  et le Vrai, ses souvenirs. Les trois sont indissociables dans la cité idéale, mais les trois nécessitent curieusement l’imperfection, c'est-à-dire le mouvement de la recherche. Il ne peut y avoir de Vrai, de Beau et de Bien s’il n’y pas de quête de ces noyaux existentiels.
« Continuez. N’ayez pas peur. Le pire est déjà passé. Bien sûr, la vie vous déchirera encore ; mais, de votre côté, vous n’avez plus tellement à faire avec elle. Souvenez-vous-en : fondamentalement, vous êtes déjà mort. Vous êtes maintenant en tête à tête avec l’éternité. »

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