vendredi 9 décembre 2011

L'âge du renoncement de Chantal Delsol, extraits

"Il en va autrement à l'âge contemporain, où la sagesse vient, non plus circonscrire la foi ou cantonner ses excès, mais finalement la remplacer.
Ce ne sont pas les sagesses qui brisent la foi pour s'installer à sa place. Des formes diverses et variées de nihilisme s'attaquent à l'idée de vérité et à la foi qui l'accompagne, et laissent derrière elles un champ de ruines, où l'on imagine que rien ne repoussera plus. Erreur, car les sagesses sont plantes du désert, et les champs de ruines favorisent au contraire leur croissance...
La constatation par Nietzsche de l'écroulement de l'idée de vérité part d'un point de vue culturel monothéiste ("Dieu est mort"). Par la destitution de la Vérité occidentale, toute idée de vérité se voit abolie. Et cela, non parce que le philosophe verrait dans la culture où il est né un creuset unique dont la fin signifierait la fin de toute culture -ce qui serait un point de vue bien provincial. Mais parce que la manière dont la Vérité a été descellée -la subjectivation- entraîne le descellement de toutes les autres vérités. L'homme (l'Occidental?) est un constructeur d'horizons -d'idéaux. Il façonne des illusions qu'il appelle vérités, et c'est grâce à elles qu'il peut vivre dans ce monde tragique. Ses idéaux se déploient devant lui en grandes causes auxquelles s'attache sa dévotion et qui donnent sens à sa vie. La création d'illusions est sa manière de façonner un cosmos à partir du chaos, afin d'échapper à l'insignifiance. Nietzsche a prophétisé l'avènement du nihilisme postmoderne, du "dernier homme" qui, parce qu'il tient désormais ses vérités pour des illusions, n'attache plus d'importance qu'à son confort matériel. ("Nous avons inventé le bonheur", dit-il "en clignant de l'oeil").
Nietzsche avait bien vu que l'homme du nihilisme peut se dégrader à l'extrême, lorsque tout est permis parce que rien n'est vrai. Mais il se trompait en croyant que la fin des vérités engendrerait la fin des morales qu'elles avaient engendrées, et que la morale chrétienne s'évanouirait avec le Dieu chrétien. Autrement dit, il avait saisi, et décrit avec la perfection du génial poète, la perversion de l'époque de rupture, de l'époque du grand vide entre deux temps, celle du nihilisme, suspendue dans l'abîme. Mais le nihilisme n'est pas un avenir, seulement une maladie. La nouvelle philosophie qu'il érigeait, celle du surhomme, offerte comme une possibilité ou comme un rêve, présente deux aspects contraires de l'avenir du continent aux pensées ravagées, au moment où il écrit. l'un des aspects est la conséquence naturelle du nihilisme : le règne de la force et de la cruauté (qui retourne la morale détestée de la compassion et de l'égalité), légitimant la guerre, l'eugénisme et l'élimination des éléments nuisibles. Et même s'il est beaucoup trop rapide de supposer que Nietzsche fut un précurseur du nazisme, il serait juste de dire, comme nombre d'auteurs l'ont fait remarquer, que le nazisme est fils du nihilisme. Mais l'autre aspect présente des figures assez proches de ce que nous voyons apparaître actuellement : la séduction de l'amor fati, non pas seulement acceptation mais encore dévotion pour ce qui advient, ou pour le destin comme histoire qui nous attend; théorie de l'éternel retour du même comme volonté d'assumer pleinement le passé au point d'accepter de le revivre, au lieu d'espérer en une assomption par l'histoire; volonté de laisser pleinement place à l'homme individuel qui se retranche de la vie publique, entachée de mesquinerie. Autrement dit, Nietzsche a prédit à la fois la maladie du nihilisme et la guérison de la maladie. Dans la vision fascinée qu'il dresse de notre destin, il tient pour ainsi dire tous les fils ensemble. Ce qu'il n'a pas vu, c'est que les références des millénaires monothéistes continueront de nous accompagner longtemps, car on ne reconstruit pas sur le vide, et il est bien probable que les vérités et les "causes" dont il avait constaté la destruction survivront à titre de traditions, et transformées en mythes."


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Tout est remis en cause, même dans la conservation de la plupart des référents anciens, dont la signification subit des avatars inattendus. Et pourtant cet inhabituel est aux yeux de l'histoire une habitude. Au regard du temps et de l'espace humains, en tout cas, c'est le monothéisme, la croyance en une vérité transcendante, qui apparaît comme une exception.
On peut penser que la culture occidentale, entée sur la foi en un Dieu transcendant, représente une construction à la fois plus complexe et plus fragile que toutes les autres. Cette construction si sophistiquée côtoie forcément son propre vide : elle est si lourde à porter. Elle reste à la merci du doute, puisque reposant sur l'adhésion volontaire à des mystères, et avec cet appareil léger et chancelant, elle se hausse dans des régions très élevées... Tandis que les sagesses reposent sur une évidence, elle, bien présente et irréfutable : la souffrance de l'homme devant la vie et la mort. Un monde structuré autour de l'Être demeure toujours à la merci de la fatigue, ce harassement devant la tâche infinie qui consiste à tenir debout la Vérité. Celle-ci est sans cesse remise en cause par l'indifférence et par le doute consubstantiels à la méditation qui nous attache à elle : la foi. Mais la perte de la foi ne laisse pas forcément les humains désemparés et contraints de dire comme l'auteur des Démons : "Si Dieu n'existe pas, alors tout est permis." Ceci est plutôt la conclusion du désespéré constatant tout à coup l'effondrement de la vérité et persuadé qu'après elle vient le déluge, parce qu'il demeure prisonnier de sa propre culture, et par conséquent incapable de vivre sans elle. Une pensée constituée autour du Néant -comme le courant japonais de l'école de Kyoto- n'est pas pour autant "nihiliste" au sens que nous donnons communément à ce mot. Elle sous-tend une forte orientation morale, autrement dit, elle ne laisse pas l'homme livré à des tentations exclusivement cyniques ou esthétiques, mais peut proposer une guidance spirituelle.
Il est évident que les générations des fils perdus, venus juste après la perte de la foi en la vérité, tombent facilement dans le nihilisme au sens décrit par Nietzsche; ou au sens du positivisme juridique dont l'acmé se situe dans les deux totalitarismes; ou encore au sens de la philosophie déconstructionniste qui jette la dérision sur toute valeur morale et navigue entre un esthétisme bouffon et un sadisme cruel du style Gert Hekma. Mais ce nihilisme ne représente rien d'autre qu'un collapsus, une pathologie du vide soudain, et ne saurait en aucun cas devenir une culture nouvelle, signant un avenir défiguré. Les sociétés humaines ne peuvent jamais vivre sans chercher à assumer leur tragédie, même si elles se sentent impuissantes à y répondre -assumer et répondre ne sont la même chose. La démonstration en est qu'elles l'ont toujours fait. Et la question n'est pas seulement : "qu'y aura-t-il après le monothéisme? ",  mais d'abord : "Qu'y avait-il dans le temps historique avant le monothéisme?" et "Qu'y a-t-il dans l'espace hors le monothéisme?" La réponse aux deux dernières questions permet de répondre à la première. L'épuisement du monothéisme ne laisse pas derrière lui un vide fasciné et vertigineux. Derrière lui le monde se repeuple des anciennes sagesses qui avant lui l'avaient toujours habité, et qui l'habitent spontanément dès que s'éclipse la religion. Descartes qui, au sein du vertige de l'incertitude, se donne une "morale par provision", ne confère-t-il pas à celle-ci une forme stoïcienne (suivre les coutumes de son pays, changer ses désirs plutôt que l'ordre du monde, demeurer résolu même dans le doute -en raison de l'incertitude de la connaissance du bien)?"

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