jeudi 10 février 2011

La littérature ; voir, à l'intérieur des termes, où se situe l'être humain tourmenté.

"La politique est la plus grande généralisatrice, me dit Leo, et la littérature la grande particularisatrice, et elles sont dans dans une relation non seulement d'inversion mais d'antagonisme. Pour la politique, la littérature est décadente, molle, sans pertinence, ennuyeuse, elle a la tête mal faite, elle est morne, elle n'a pas de sens et ne devrait même pas exister. Pourquoi? Parce que la pulsion particularisatrice est l'essence même de la littérature. Comment peut-on être artiste et renoncer à la nuance? Rendre la nuance, telle est la tâche de l'artiste. Sa tâche est de ne pas simplifier. Même quand on choisit d'écrire avec un maximum de simplicité, à la Hemingway, la tâche demeure de faire passer la nuance, d'élucider la complication, et d'impliquer la contradiction. Non pas d'effacer la contradiction, de la nier, mais de voir où, à l'intérieur de ses termes, se situe l'être humain tourmenté. Laisser de la place au chaos, lui donner droit de cité. Il faut lui donner droit de cité. Autrement, on produit de la propagande, sinon pour un parti politique, du moins une propagande imbécile en faveur de la vie elle-même -la vie telle qu'elle aimerait se voir mise en publicité. Au cours des cinq, six premières années de la Révolution russe, les révolutionnaires clamaient : "L'amour libre, nous aurons l'amour libre!" mais une fois au pouvoir, ils n'ont pas pu le permettre. En effet, qu'est-ce que l'amour libre? C'est le chaos. Et ils n'en voulaient pas, du chaos. Ce n'était pas pour ça qu'ils avaient fait leur révolution glorieuse. Ils voulaient quelque chose de soigneusement discipliné, organisé, contenu, de scientifiquement prévisible, si possible. L'amour libre perturbe l'organisation, la machine sociale, politique, culturelle. L'art aussi perturbe l'organisation. La littérature perturbe l'organisation. Non pas qu'elle soit de manière flagrante, voire subtile, pour ou contre quelque chose. Elle perturbe l'organisation parce qu'elle n'est pas générale. La nature intrinsèque du particulier, c'est d'être particulier, et la nature intrinsèque de la particularité, c'est de ne pas pouvoir être conforme. Quand on généralise la souffrance, on a le communisme. Quand on particularise la souffrance, on a la littérature. De cette polarité naît leur antagonisme. maintenir le particulier en vie dans un monde qui simplifie et généralise, c'est la bataille dans laquelle s'engager. On n'est pas obligé d'écrire pour légitimer le capitalisme. On est en dehors de l'un comme de l'autre. Si l'on est écrivain, on ne fait pas plus alliance avec le premier qu'avec le second. On voit la différence, oui, et, bien sûr, on sait que cette intox-ci vaut un mieux que cette intox-là, ou bien que cette intox-là vaut un peu mieux que cette intox-ci. Un peu ou beaucoup mieux. Mais on voit l'intox. On n'est pas un employé du gouvernement. On n'est pas un militant. On n'est pas un croyant. On entretient des rapports d'une autre nature avec le monde et ce qui s'y passe. Le militant introduit une foi, une vaste conviction qui changera le monde, et l'artiste introduit un produit qui n'a pas de place en ce monde."

(Philip Roth, "J'ai épousé un communiste")

3 commentaires:

  1. Visiblement , quand Philip Roth , ça ne sent pas l'ail , mais la brise de Mer .
    Je ne l'ai jamais lu , qu'est-ce qu'il vaut ?
    Très juste , en tout cas .

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  2. Anonyme : Que vaut Philip Roth??!! mais tout de même! Philip Roth c'est... Tout.
    (bon mais c'est aussi scabreux bien souvent alors si vous avez quinze ans, niet!!)
    XP : n'est-ce pas?

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