mercredi 5 janvier 2011

Notes personnelles sur la première conférence d'Alain Laurent du 11/2010 : le libéralisme hispanique, 2ème partie.

José Vargas Llosa

  Lien audio de cette conférence d'Alain Laurent sur l'Institut Coppet : http://www.institutcoppet.org/podcasts/alain-laurent/

Cet écrivain a fait l’actualité récente en recevant le prix Nobel de littérature 2010, prix qui lui a certainement été refusé longtemps à cause de ses prises de positions résolument libérales. Il avait obtenu en 1999 le prix de journalisme  Ortega y Gasset, prix de la puissante fondation Ortega y Gasset. Il a d’ailleurs consacré un article très pénétrant sur Gasset. J’ai quant à moi consacré une grande partie de ma conclusion de mon ouvrage « La philosophie libérale » (2002) à Vargas Llosa. J’ai reçu d’ailleurs, à l'époque, une lettre de Llosa me félicitant pour ces pages écrites. J’ai fait sa connaissance lors d’un festival de musique en 1994 à Aix en Provence.
La presse française, à l’occasion de son prix Nobel dont je pensais qu’il ne l’aurait jamais à cause de son libéralisme, a fort peu évoqué son libéralisme. Par contre, ces positions ont été largement évoquées sur le net, dans sa fiche wikipédia qui a été réécrite il y a un mois. On y trouve cette scandaleuse et hallucinante phrase par exemple à propos du libéralisme de Llosa : « Pour beaucoup de penseurs et analystes l'écrivain péruvien s'est transformé en fondamentaliste d'un néolibéralisme autoritaire. » Vraiment il faudrait rectifier tout ce tissu de mensonges et d’erreurs sur wikipédia!

Llosa est un journaliste de profession, au départ, dans son pays natal, le Pérou. Il a été aussi journaliste en France (à l’agence France-Presse),  il s’est rendu en Europe dans les années 60. C’est bien évidemment un grand romancier (j’ai été époustouflé personnellement par son roman : « La guerre de la fin du monde », texte d’une densité inouïe avec également une exubérance très sud-américaine que l’on trouve aussi dans l’écriture) En arrivant en Europe et en France, il devient alors Sartrien. Il est castriste, résolument d’extrême gauche. Il n’a pas hésité à soutenir des mouvements de guérilla de gauche qui éclosent à cette époque. Mais sur le plan littéraire il a toujours été un grand fervent de la liberté. Cet élément (propre aux écrivains  ou artistes) le « travaille » à partir des années 75-76 et un événement fondateur va alors le faire basculer dans le libéralisme. Un de ses amis écrivain va se faire arrêter et emprisonner à Cuba. Llosa rompt alors avec le régime castriste et devient son ennemi juré en quelques années. Cela se passe en mars 71. Mais à la différence de beaucoup qui étant d’extrême gauche au départ puis sont devenus des antitotalitaires  mais sont demeurés dans la social-démocratie ensuite, Llosa va aller beaucoup plus loin dans son cheminement et réflexion. Il lit Karl Popper « La société ouverte et ses ennemis » et cet ouvrage est pour lui une révélation et il devient un libéral convaincu. En France, sa rencontre avec Revel est déterminante. Il lit d’autres spécialistes libéraux (Hayek, Berlin) et devient un grand connaisseur de la pensée libérale. Ceci pendant les années 70-80.

Cependant, dans ses romans, sa pensée libérale n’apparaît jamais. Pour découvrir sa pensée libérale, il faut lire ses ouvrages d’entretiens ou recueils de chroniques (on trouve aussi souvent dans le journal Le Monde de grands papiers de Vargas Llosa : par exemple, il y a quelques années il avait publié une série de 6 articles sur ce qu’il avait vu en Irak, articles qui n’étaient pas d’ailleurs très politiquement corrects). En particulier son recueil intitulé « Les enjeux de la liberté » : on y trouve des articles sur Popper, Hayek et c’est souvent en fait, une paraphrase en quelque sorte  de ces derniers mais comme ça vient de lui, ça fait faire davantage de chemin au lecteur qui ne s’attend pas forcément à trouver sous la plume de cet écrivain de telles positions intellectuelles.

En Amérique du Sud, il s’oppose à un courant de pensée en vogue, « l’indigénisme » que pratiquent Chavez au Vénézuela par exemple ou les Boliviens (avec Morales) ou bien encore en Équateur. L’indigénisme consiste à penser que la conquête espagnole a détruit des cultures anciennes et premières et qu’il faut les réveiller aujourd’hui. Llosa attire l’attention sur le danger justement à redonner vie à ces anciennes cultures (très collectivistes par ailleurs, c’était le règne de la tribu.) qui feraient replonger l’Amérique Latine dans la barbarie et le sous-développement. Cf. en particulier dans les livres de Llosa : « Un barbare chez les civilisés »

Llosa se présente aux élections présidentielles au Pérou en 1990 (après avoir fondé un parti libéral qui a beaucoup de succès) et perd contre Fujimori (très étonnamment parce que toute la presse de l’époque le donnait vainqueur). D’autres courants de droite se déchaînent cependant contre lui en particulier ceux de l’Église catholique car Llosa se définit comme un laïc pur et dur. Il partage alors son temps entre Lima, Madrid, Londres, Paris : il a la double nationalité, espagnole et péruvienne.

En quoi consiste son libéralisme : là aussi, il n’est pas d’une très grande originalité, il reprend les grands libéraux classiques. Son originalité est à observer dans l’extrême extension qu’il donne à sa conception du libéralisme. Il est un « passeur » de la pensée et de la cause libérale extraordinaire.
Le premier pilier de son libéralisme : la souveraineté de l’individu. Ce qui est une notion assez radicale. L’individu est souverain, il n’a de compte à ne rendre à personne.
Le deuxième pilier : l’importance de la notion et l’idéal  de la société ouverte qu’il a repris chez Popper et Revel.(J’ai lu assez récemment dans La Règle du jeu, revue dont le directeur est Bernard Henri Lévy, 4 pages sur la société ouverte selon Karl Popper par Vargas Llosa). On s’aperçoit que la société ouverte est un concept qui s’oppose à celui de tribalisme.
Le troisième pilier : une idée qui lui vient aussi de Revel : la liberté politique et la liberté économique vont de paire et sont indissociables. Il est partisan d’une liberté politique totale et cette dernière est indivisible avec une vraie liberté économique complète avec libre concurrence, dérégulation, non intervention de l’État dans l’économie). L’une ne va pas sans l’autre. Liberté politique et liberté économique sont une et indivisibles. On retrouve ce pilier dans beaucoup de ses chroniques mais la plupart d’entre elles n’ont pas forcément été traduites en français, elles sont en espagnol. Le dernier ouvrage de Llosa traduit en français date de 2005, « Le langage de la passion ».
Dans les sources de sa pensée libéralisme il y a un œcuménisme qui se réfère aussi bien à Berlin, Hayek, Popper, Misses. Il se réfère aussi beaucoup à Aron. Il assume parfaitement et clairement son antiétatisme qu’il étend aussi au domaine culturel. C’est un adversaire acharné de la subvention par l’État à la culture. Les subventions étatiques dans le domaine de la culture lui paraissent comme foncièrement nocives à la création. Il ne peut y avoir de liberté créatrice pour des personnes soudoyées par l’État. Le domaine de la culture est vraiment selon lui, le point central pour s’emparer de l’opinion publique.
Il ne craint pas par conséquent de s’en prendre à l’État-providence et à tout système distributif. Il prône cependant un état minimum dans le domaine de la santé, de la sécurité.
Il y a pour lui un lien très fort entre laïcité et libéralisme. Il est, à titre personnel, agnostique et la séparation entre Église et État est essentielle à ses yeux, il n’y a pas à transiger là-dessus.
C’est aussi un antinationaliste complet. La Nation, pas plus que l’État n’est propriétaire des individus. Pour Llosa, l’exception culturelle française est du protectionnisme et du nationalisme à l’état pur et par conséquent c’est quelque chose de tout à fait inqualifiable.
Llosa a été un des premiers à faire la guerre au multiculturalisme (cf. son combat contre l’indigénisme) car selon lui derrière le multiculturalisme il y a un relativisme moral selon lequel toutes les cultures se valent, et que donc on peut se réclamer de n’importe quoi et déclarer que c’est de la culture. Le multiculturalisme ne fait que prolonger le règne de la tribu et la tribu absorbant tout de l’individu. 
Il a rejoint dans cette guerre le beau livre de Finkielkraut « La défaite de la pensée » p 274-275-276 dans « Les enjeux de la liberté ». Extrait :

« De la sorte, comme l’a magnifiquement montré Alain Finkielkraut dans La défaite de la pensée, les défenseurs du multiculturalisme –insolite amalgame où Lévi-Strauss côtoie Frantz Fanon- ont rajeuni et légitimé, depuis une perspective contemporaine, au nom du tiers-mondisme, les doctrines nationalistes de romantiques allemands tels que Herder et d’ultra-réactionnaires comme Joseph de Maistre. Pour ces derniers, comme pour ceux-là, l’individu n’existe pas en dehors de son milieu culturel, produit de la langue, des traditions, croyances, coutumes et paysages où il est né et a grandi, et par conséquent, cette patrie constitue une unité cohérente, suffisante et intangible, qui doit être préservée contre tout ce qui la menace. L’impérialisme, bien sûr, et aussi, ces corrosifs de l’ »esprit national » : le cosmopolitisme, le métissage, l’internationalisation. En d’autres termes : contre l’évolution de l’histoire moderne, voire la réalité elle-même.
(…)
Mais sur les décombres du collectivisme est alors apparu, ruant impétueusement dans les brancards et renforcé par de nouvelles recrues, pour s’opposer à cette évolution de l’humanité vers un monde plus intégré, le nouveau bouclier de l’esprit rétrograde et de l’obscurantisme historique, en défense du plus récalcitrant de tous les atavismes, l’esprit de la tribu, la peur que l’individu ne soit libre et souverain pour de bon.
(…)
Il n’est pas vrai que toutes les cultures se valent et qu’elles existent comme des blocs de granit ou des compartiments étanches. Il y a dans toutes, sans doute, des ingrédients et des trouvailles qui enrichissent l’espèce, et aussi de laides et horribles réminiscences des temps obscurs où l’individu n’existait pas encore, était un simple parasite de ce placenta grégaire, la tribu. La lutte interminable pour faire naître l’homme comme individu, le rendre chaque fois plus différent du singe et du tigre, a commencé quand il a pu commencer enfin à être plus lui et moins sa tribu, à prendre ses distances par rapport à elle et se reconnaître, en dépit des innombrables tatouages ou des magies, semblables aux autres tribus, avec lesquelles il commerça et finit de se mêler en formant des sociétés nouvelles et plus grandes.
(…)
C’est là une vieille confrontation qui n’a pas connu de progrès rectiligne, mais d’innombrables faux pas et reculs, dans l’incessante entreprise pour émanciper l’homme de la tutelle atavique de la tribu, de le libérer des tabous, des peurs et des conjurations qui permettaient aux sorciers et aux petits chefs de le maintenir soumis, afin de consolider et de perpétuer leur pouvoir. (…) Cette lutte a été renouvelée à plusieurs reprises dans l’histoire…(…) Mais la nouvelle pointe déjà la tête en jonchant le terrain, ici et là, de victimes. Et elle dispose de contenus bien définis : la progressive dissolution des frontières ou leur rétablissement et prolifération, la mondialisation de la culture au rythme des marchés, des idées et des techniques ou leur atomisation et confinement dans une planète multiculturelle, se divisant et subdivisant sans trêve pour que beaucoup d’ambitieux puissent enfin réaliser leur rêve d’être les premiers dans leur village. »

Conclusion : Trois points que je voudrais souligner.
Llosa a toujours assumé son libéralisme ouvertement. Il ne fait pas que parler et écrire. Il a assuré, par exemple, la campagne du nouveau président chilien, Sebastian Pinera, très libéral. Llosa aime aller sur le terrain et se bagarrer pour que ses idées l’emportent.
 Il est le seul prix Nobel de littérature, à ma connaissance, à avoir lu et apprécié Ayn Rand. Il y fait allusion non pas dans ses chroniques politiques mais dans son roman « Les cahiers de Don Rigoberto ». « Tu sais bien ! L’égoïsme est une vertu ! » dit le héros de l’histoire à un moment donné. Et aussi de dire plus loin : « Être individualiste, c’est être égoïste ! Ces deux  allusions à la vertu d’égoïsme sont évidemment typiquement randiennes.
 Enfin, bon sang ne saurait mentir, Llosa est le père d’Alvaro Vargas Llosa, libertarien en vogue aux États-Unis, président de l’Independent Institute.
Llosa n’est pas le plus grand penseur libéral actuel mais un des libéraux les plus influents.

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