mardi 28 décembre 2010

Répliques, "l’art de la lecture" avec Michel Crépu et Charles Dantzig (04/12/2010)

Ici la retranscription de l'émission Répliques d'Alain Finkielkraut, "L'art de la lecture", avec Charles Dantzig et Michel Crépu.

Quelques répliques ou passages qui m'ont marquée : 

MC : Non, pas un jugement…un vrai livre pour moi n’est pas un livre qui suppose un jugement mais simplement qui est porteur d’une certaine vérité. Un livre qui n’est pas porteur d’une certaine vérité –pas au sens : j’ai raison, tu as tort mais au sens où il est porteur d’un enjeu auquel on ne peut pas ne pas se confronter et qui fait la valeur du livre, pour moi c’est un critère fondamental. Les livres où je ne reconnais pas la présence de cet enjeu là sont des livres qui tombent, qui ne m’intéressent pas. C’est en ce sens là que pour moi ce ne sont pas de vrais livres.

(...)

CD : Non, naturellement je suis d’accord avec vous, c’est une lecture qui existe mais ce que je veux dire aussi, ce que je voudrais –j’ai parfois du mal à faire comprendre ça- c’est que je crois qu’il existe, on pourrait dire qu’il existe, je ne sais pas moi, trois sortes de lectures –enfin c’est idiot comme ça de résumer mais enfin… Il peut exister comme vous le dites une lecture pour comprendre le monde, très bien, ça existe, on lit de la littérature pour comprendre le monde qui nous entoure ; on lit aussi pour se comprendre soi-même effectivement. Mais ce que je voudrais aussi faire comprendre et j’ai un peu de mal à faire comprendre ça, c’est qu’on peut aussi lire pour l’auteur du livre. Quand je vous parlais de Proust et de la raison pour laquelle il a écrit son livre, ce qui me passionne à force de lire Proust c’est que une fois que j’ai lu « La recherche du temps perdu » pour le côté funérailles du 19ème siècle et ça m’explique l’écroulement d’une société, etc… Très bien. Ensuite je lis Proust pour savoir les échos que ça a sur moi, comment je peux me comprendre, pourquoi j’aime tant le personnage de Robert de Saint Loup, etc… Mais à la fin, toutes ces lectures étant faites, ce qui me passionne encore plus, c’est d’essayer de comprendre pourquoi à tel moment Proust a écrit telle phrase, pourquoi l’auteur du livre a écrit ce livre là. C’est aussi un type de lecture qui est existe, c'est-à-dire une lecture esthétique si on peut dire…

(...)

AF : Je pensais en vous écoutant à une réflexion de Barthes, dans un entretien, et c’est étonnant parce que Barthes a été un théoricien du signifiant mais justement il dit : « Proust, pour moi (la lecture de Proust), a tout d’une consultation biblique ! » Donc nous sommes dans la Lectio Divina, si je puis dire, «  la rencontre d’une actualité (je cite de mémoire) et d’une sagesse. » Donc il est renvoyé à Proust par sa vie même ! Et c’est cela qui est extraordinaire, c’est une encyclopédie de l’existence et on peut en dire autant de James etc… La vie selon les nuances et donc on accède aux nuances de la vie –de la sienne et de la vie en général. Vous, vous dites : j’aime voir comment s’est fait et je crois que c’est un des plaisirs de la lecture de Proust mais quand même, c’est aussi une consultation biblique.
(...)
AF : Alors, Michel Crépu dans votre livre « Lecture » vous faites très souvent référence à Soljenitsyne et vous racontez d’ailleurs de manière passionnante une rencontre que vous avez eu avec lui dans les environs de Moscou. Alors je voudrais vous citer une définition de la littérature ou de la lecture, donnée par Soljenitsyne dans ce chef-d’œuvre qu’est son discours au Nobel, chef d’œuvre commenté et célébré notamment par le philosophe tchèque Patocka  - car il arrive aussi que des philosophes qui ne sont pas des littéraires soient nourris de littérature. Et voici ce qu’il dit : « Qui réussira à faire comprendre à une créature humaine fanatique et bornée les  joies et les peines de ses frères lointains, à lui faire comprendre ce dont il n’a lui-même aucune notion ? Propagande, contraintes, preuves scientifiques, tout est inutile. Mais il existe heureusement un moyen de le faire dans ce monde, l’Art, la littérature. Les artistes peuvent accomplir ce miracle, ils peuvent surmonter cette faiblesse caractéristique de l’homme qui n’apprend que de sa propre expérience tandis que l’expérience des autres ne le touche pas. L’Art transmet de l’un à l’autre pendant leur bref séjour sur la terre tout le poids d’une très longue et inhabituelle expérience avec ses fardeaux, ses couleurs, la sève de sa vie, la recrée dans notre chair et nous permet d’en prendre possession comme si elle était nôtre. »
Est-ce que ça répond à votre expérience de lecteur ? A votre amour de la littérature ?
(...)
AF : (  ...) Et moi j’ai pensé en lisant cet article à ce passage de votre livre, Charles Dantzig, qui m’a beaucoup touché, où vous dites –c’est une de vos injonctions- : donnez-leur (aux enfants et aux adolescents) des lectures qui ne sont pas de leur âge. Et en effet, on continuera à lire, mais si on n’accepte pas ce décalage, hé bien c’en sera finit de la littérature !

CD : Naturellement ! Par rapport à ce que vous disiez c'est-à-dire : il y a ce que nous voudrions que les choses fussent et ce qu’elles sont parce qu’il est quand même indéniable que des enfants peuvent réussir sans jamais lire. Ils le font, ça existe depuis trente, quarante ans ! Moi je fais partie d’une génération où j’ai vu arriver, à ma grande stupéfaction, [MC : vous parlez du président de la république ?!] j’ai vu arriver cette génération de gens de mon âge qui étaient le triomphe des écoles de commerce qui ne lisaient rien. C’était nouveau d’ailleurs et on leur disait vous serez les rois du monde. Et moi je pensais que ça ne marcherait pas. Or, ça marche ! Hélas, on ne peut que constater que les brutes réussissent. Point. Après, on peut le déplorer et effectivement déplorons le. Je crois profondément, ça n’est pas du tout un paradoxe quand je dis qu’il faut donner aux enfants des lectures qui ne sont pas de leur âge parce que tout simplement les enfants sont très intelligents et qu’ils sont capables de répartie. Puis ça n’est pas grave, on sait très bien que ça n’est pas grave si on ne comprend pas tout. Nous vivons dans une société de l’effort, l’effort est vénéré pour tout. Il s’agit de réussir dans son entreprise, d’être un capitaine d’industrie, de ceci, de cela, l’effort est vénéré. On propose à notre vénération les sportifs qui sont l’apothéose de l’effort. Et bien, dès qu’il s’agit d’effort pour la lecture, ça devient une chose scandaleuse. Ça me paraît mystérieux, des gens qui sont tout à fait prêts à admettre que il faut huit, dix ou quinze heures pour monter l’Anapurna et qu’au sommet de l’Anapurna on voit la lumière, ils ne l’acceptent pas pour la lecture ! C’est un mystère.
(...)
CD : Je crois que, pardon, je crois qu’on perd, je suis tout à fait d’accord avec vous, on perd même plus gravement que cela, en perdant la littérature on perd la contestation de la mort. Je crois que toute œuvre littéraire sérieuse est un cri de protestation contre la mort et que évidemment le néant finit par gagner mais qu’on fait des livres pour ça en se disant c’est toujours ça que le néant n’aura pas ou pas tout de suite et le lecteur est là-dedans. Le lecteur communie dans cette protestation dont il n’a peut-être pas tout à fait conscience contre la mort. Et c’est cela qu’on perd, c’est que le néant gagne sans la littérature.

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