dimanche 7 février 2010

Fante, toujours je te chérirai!!

Extraits tirés de : "Le vin de ma jeunesse", de John Fante.

Les enfants de chœur


Un jour, j'ai servi la messe avec Allie Saler, et Allie a pu servir à droite. Je veux dire qu'il devait passer le vin au prêtre, sonner la clochette, déplacer le missel, bref exécuter les tâches les plus importantes réservées aux enfants de chœur. Tous les gars qui, comme moi, étaient enfants de chœur préféraient servir à droite à cause de ça. Celui qui sert à droite est beaucoup plus important que celui de gauche, lequel ne fait quasiment rien. Il se contente de s'agenouiller et de tendre la patène au moment de la communion.

Nous sommes arrivés à la sacristie dix minutes environ avant le début de la messe, et quand il a fallu décider qui serait à droite, j'ai dit que je servirais à droite, et Allie a dit la même chose. On a commencé à s'injurier, et quand le Père Andrew est entré, on était à deux doigts d'en venir aux mains.

II a fait : « Alors, alors, que se passe-t-il ? »

Nous lui avons dit de quoi il retournait.

Il a dit : « Oh, mais ce n'est rien. Je vais régler votre différend en désignant Allie pour ce matin. »

J'ai détesté l'expression sur le visage de Allie. On aurait dit qu'il avait tout goupillé avec le Père Andrew, et le prêtre a regardé Allie droit dans les yeux, exactement comme si je n'étais pas là, d'un air de dire : "je te préfère infiniment à lui, et puis ton père est propriétaire d'un drugstore alors que son père à lui ne vient jamais à l'église ; voilà pourquoi je t'ai désigné pour le côté droit. »

Selon le catéchisme, avoir de mauvaises pensées équivaut à les mettre à exécution, si bien que j'ai tout de suite compris que je commettais un sacré péché, un péché terrible, peut-être même mortel, parce que dans cette sacristie j'ai regretté que le Père Andrew ne fût pas un homme plutôt qu'un prêtre, et un homme de mon gabarit pour que je puisse lui flanquer une bonne raclée, et me venger. Je n'avais pas ce genre de regret vis-à-vis de Allie ; ç'aurait été une perte de temps : je savais qu'après la messe je le dérouillerais comme il le méritait. Il le savait aussi. Ça se voyait sur son visage.

Comme le prêtre avait décidé qu'Allie servirait à droite, nous avons commencé à nous préparer. Le Père Andrew a mis sa chasuble. Allie a allumé les cierges, j'ai préparé l'eau et le vin.

 Le vin n'était pas du vrai vin. Mon père avait du vrai vin rouge dans sa cave, mais le truc de la sacristie était seulement du jus de raisin rouge foncé, un liquide amer, épais comme de l'encre. Les copains s'en envoyaient une gorgée de temps à autre, puis faisaient semblant d'être pompettes, mais moi ça m'intéressait pas parce que ce jus de raisin n'avait pas vraiment bon goût, et puis mon père disait toujours qu'on pouvait s'en enfiler un plein tonneau et garder la tête parfaitement claire. Le Père Andrew aimait le boire pur, sans lui ajouter d'eau, et il en descendait un pouce à chaque messe. Je veux dire que le niveau du vin baissait d'un pouce dans le flacon.

Alors que je préparais le vin, j'ai soudain compris ce que je devais faire pour me venger. D'ailleurs un péché de plus ou de moins ne ferait pas grande différence, car j'avais déjà commis un péché mortel en souhaitant du mal à un prêtre. Un péché mortel était aussi mortel que vingt péchés mortels. Je veux dire qu'il suffit d'en commettre un seul pour se retrouver en enfer aussi vite que si on en commet vingt. C'est écrit noir sur blanc dans le catéchisme.

 Je savais qu'il y avait une bouteille d'encre rouge dans le tiroir qui contenait les accessoires du rituel. Je suis allé la prendre. Pendant que personne ne regardait de mon côté, je l'ai versée dans le flacon de vin, puis j'ai rempli le reste du flacon avec du jus de raisin.

 La messe a commencé. Agenouillé à l'autel, je me suis mis à réfléchir à ce que j'avais fait. Le Père Andrew se déplaçait paisiblement devant l'autel ; les yeux clos, il récitait ses prières en latin, et je voyais clairement qu'il s'agissait d'un saint homme. L'organiste jouait une triste musique sacrée. Alors j'ai réalisé ce que je venais de faire. J'avais commis un horrible péché, car l'encre versée dans le flacon allait être consacrée et transmutée en le sang de Notre Seigneur. J'ai songé avec angoisse que Jésus avait été crucifié pour mes péchés, et que j'étais là, à genoux pour son sacrifice, sans même ressentir de honte.

Bon Dieu, j'avais une trouille bleue. Je ne savais vraiment pas quoi faire. Je voyais à quel point j'étais ingrat envers Notre Seigneur. Je le voyais tout là-haut au Ciel, Ses pieds couverts de sang, et Il pleurait des larmes de sang à cause de mon crime. Je répétais sans arrêt : « Doux Jésus, pardonnez-moi I Doux Jésus, pardonnez-moi ! Doux Jésus, pardonnez-moi ! » Je savais que je méritais de brûler jusqu'à la fin des temps pour mon péché, mais je m'obstinais à implorer le pardon de Notre Seigneur, parce que le catéchisme dit aussi qu'une contrition sincère suffit pour obtenir le salut, et que je voulais Lui prouver que je regrettais amèrement mon péché.

Au moment de la consécration, Allie a tendu le vin au Père Andrew, qui l'a avalé sans tiquer. Mais tout le temps je suis resté agenouillé sur le tapis vert qui couvre les marches de l'autel, et j'ai prié frénétiquement le seigneur de me pardonner. J'ai essayé de ressentir une vraie contrition. Une vraie contrition équivaut à une confession quand on ne peut pas se confesser. Quand on bande toute sa volonté, quand on se concentre pour de bon et qu'on pense uniquement détresse, détresse, détresse, alors bientôt on ressent une vraie détresse, et c'était exactement ce que je voulais.

Après la messe, j'ai récité encore un acte de contrition et plusieurs Je Vous Salue Marie pour faire bonne mesure. Ensuite je suis allé à la sacristie, et là le Père Andrew m'a souri parce que le zèle religieux des enfants lui plaît, et quand il m'a souri, ses dents étaient rouges comme s'il avait mangé des cerises. J'ai pas ri ni rien en voyant ses dents rouges. J'ai été terrifié, car si je n'avais pas su que c'était de l'encre, j'aurais juré qu'il s'agissait du sang de Notre Seigneur. Des miracles de ce genre se produisent parfois.

Le prêtre a tapoté mon épaule, et puis je suis allé de l'autre côté de l'église pour enlever ma soutane et mon surplis. Allie Saler était déjà parti. Je me suis dépêché, je suis sorti en courant et je l'ai aperçu à un bloc devant moi. La neige commençait de fondre, le printemps serait bientôt là. Allie marchait en donnant des coups de pied dans la gadoue.

J'ai couru jusqu'à lui, posé ma main sur sa poitrine et collé ma jambe gauche derrière ses genoux, et puis je l'ai poussé, comme au jiujitsu. Ma prise a marché au poil. Allie s'est retrouvé assis dans une gadoue pleine de flotte et de boue. Voilà comment je me suis vengé de lui. Personne n'a jamais rien su à propos de l'encre rouge, sauf le Père Joseph. Je lui ai tout raconté à confesse. En guise de pénitence, il m'a fait promettre de ne jamais recommencer, puis m'a demandé de réciter cinq Notre Père et cinq Je Vous Salue Marie. Si bien que, l'un dans l'autre, je m'en suis plutôt bien tiré.

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