dimanche 22 novembre 2009

"Ma vraie place était ici"

Jean 15, 18-19 : "Si le monde vous hait, sachez que moi, il m'a pris en haine avant vous.
Si vous étiez du monde, le monde aimerait son bien; mais parce que vous n'êtes pas du monde, puisque mon choix vous a tirés du monde, pour cette raison, le monde vous hait."


... "ayant quitté le tram pour de bon, j'entrepris à pied une longue promenade : presque avec passion, je contemplais ce paysage étrange et m'efforçais d'en déchiffrer le sens; je cherchais le nom de ce qui confère unité et ordre à ce tableau si disparate; passant auprès d'une maison idyllique enveloppée de lierre, je m'avisai qu'elle avait ici sa vraie place pour cela précisément qu'elle jurait tout à fait avec les hautes façades lépreuses qui se dressaient à son voisinage, comme avec les silhouettes de chevalements, de cheminées et de hauts fourneaux qui lui servaient d'arrière-plan; je longeai les baraquements d'un bidonville, et je vis une villa un peu plus loin, sale et grise il est vrai, mais entourée d'un jardin et d'une grille; à l'angle du jardin, un saule pleureur semblait s'être égaré dans ce paysage - et pourtant, me disais-je, c'est justement pour cela qu'il a ici sa vraie place.Ces incompatibilités me troublaient, non seulement parce qu'elles m'apparaissaient comme le dénominateur commun du paysage, mais, surtout, parce que j'y apercevais l'image de mon propre destin, de mon exil ici; et naturellement : pareille projection de mon histoire personnelle dans l'objectivité d'une ville entière me proposait une sorte de consolation; je comprenais que je n'appartenais pas à ces lieux, comme ne leur appartenaient pas le saule pleureur et la petite maison en lierre, comme ne leur appartenaient pas ces rues courtes menant nulle part, rues composées de constructions disparates, je n'appartenais pas plus à ces lieux, jadis allègrement ruraux, que ces hideux quartiers de baraques basses, et, je m'en rendais compte, c'est parce que je n'appartenais pas à ces lieux que ma vraie place était ici, dans cette consternante métropole des incompatibilités, dans cette ville dont l'étreinte implacable enchaînait ensemble tout ce qui était l'un à l'autre étranger."
(La plaisanterie, Kundera)

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