"Vous savez, je suis moi-même un individu très prosaïque, raisonnable et bien peu romantique, et j'ai toujours eu à cœur de trouver la femme la plus raisonnable, la plus prudente et la plus sensée du monde. Mais, par ailleurs, il est très important pour moi qu'elle possède un défaut très particulier : elle doit perdre la tête dès qu'il s'agit de moi."
*******
"Cela s'appelle un chesil. Je viens d'expliquer à Mr. Brudenall ce que je peux en comprendre moi-même, dit-elle gravement.- Oui, nous avons été fort occupés à tenter de résoudre cette énigme, renchérit Mr. Brudenall. Nous avons conclu que ce doit être un bien médiocre cours d'eau pour ramper entre les galets plutôt que de les pousser à droite et à gauche devant lui.- Vraiment, c'est là votre conclusion? Oui, un cours d'eau bien médiocre, je vous l'accorde, conclut Sidney après l'avoir lui-même contemplé avec attention pendant quelque temps. Un courant plus vigoureux ne pourrait que s'ouvrir un bon passage bien droit. Vous êtes de mon avis, j'en suis sûr, Miss Brereton?"(...)"La saison de l'année peut jouer un rôle, dit Miss Brereton après un assez long silence. Je crois que, certains mois, il arrive que le cours d'eau progresse sans obstacle." Elle hésita de nouveau. "L'hiver, par exemple."(...)"Ah, mais ces obstacle ne me semblent pas si grands, reprit Sidney en jetant quelques galets dans l'eau. D'aussi petites pierres ne doivent guère compter.- Il y en a plus que vous ne pensez", dit Mr. Brudenall d'un air accablé."
(Sanditon, Jane Austen)
En lisant ce dernier roman de Jane Austen -elle est morte avant de le terminer et en fait on lit en ouvrant cet ouvrage qu'il a été écrit par "Jane Austen et une autre dame"-, je me faisais cette réflexion de la façon très libérale, en mode "main invisible", dont cette auteur aborde la question des relations amoureuses.
Le concept de "main invisible" que je traduirais ici par le fait qu'il s'agit d'un processus inconscient et spontané, qui se niche au cœur de notre esprit, basé sur l'expérience et la raison. Par exemple, personne ne s'est dit un matin en se levant : "je vais inventer la langue française"; le processus a mis un temps fort long à se développer, sans que personne n'en ait véritablement conscience mais au final, le français a bien été créé et continue de se transformer selon des règles implicites et logiques.
De même, les relations humaines n'ont cessé d'évoluer au gré de critères sociaux, économiques, moraux, psychologiques et c'est cela qu'il est intéressant de découvrir -un peu- dans les romans cités.
Sous ses yeux (Jane Austen écrit à la façon d'une femme qui écrit une bonne lettre à une de ses amies; elle lui raconte ce qui se passe durant un séjour de vacances ou autre; du grand art ! me souffle Gato et il a raison), les couples se font, les attirances prennent forme, avec toujours des quiproquos qui maintiennent un certain suspens et permettent aux personnages même de se découvrir et de découvrir leur passion. La raison, les passions, la volonté des personnes effectuent moult contorsions et combinaisons pour parvenir in fine, "à l'insu de leur plein gré" à un heureux ou malheureux destin. Tout se fait "naturellement", entre héros et héroïnes ordinaires qui formeront des couples assortis, même pour les individus les moins reluisants ce qui, je trouve, ramène le mariage à quelque chose d'envisageable et de rassurant, à la portée de tous, sur le long terme. La question de savoir s'il s'agit de la bonne personne est quelque peu relativisée par cette notion de "main invisible" qui finit toujours par nous ramener vers notre bien, dans tous les cas vers quelque chose qui a figure de bien.
Pas de morale là-dedans, la raison humaine (sommet de la "nature" humaine ou bien au cœur de cette "main invisible" humaine) est utilisée à plein, bref, les jeux se font et se défont avec le décryptage de la romancière, posée là sur son rocher ou derrière son escalier et qui voit tout et qui dévoile tout : "le trait dominant de l'écrivain est d'exploiter le vaste silence qui nous enveloppe tous."
La "main invisible" qui associe ou dissocie les personnages des romans de Jane Austen est quelque chose que cette romancière a parfaitement décrit, comme si elle ne maîtrisait pas du tout ses personnages et les laissait libres d'agir à leur guise. Mais tout son art de romancière se traduit par la façon impeccable, drôle, fluide, dont elle observe tout ce qui se passe, les luttes intérieures, les actions et la psychologie de chacun, l'hystérie générale, avec minutie, comme si, je le répète, tout se passait devant ses yeux attentifs. Quel bonheur de lire ce type de roman qui nous dévoile notre ordinaire de façon discrète, douce, comme une conversation animée, un soir d'été, sur une terrasse. Jane Austen est une bonne amie avec qui on aime parler.
Oui, je l'ai lue dans ma jeunesse, trop jeune à l'époque pour saisir les subtilités de son texte. Je la relirais avec grand plaisir, mais quand? Nous sommes tant sollicités, et pas forcément par les nouvelles parutions dont je n'ai rien à faire...
RépondreSupprimer