"A cet égard, la thèse déjà ancienne et toujours renouvelée, selon laquelle le développement du commerce efface l'esprit guerrier, a légitimé dans les sociétés modernes une évolution à la fois bienfaisante et perverse. Les arguments de Spinoza, de Montesquieu ou des libéraux du XVIIIe siècle, selon lesquels l'esprit de commerce engage en douceur et écarte les sociétés du fanatisme, sonnent toujours juste. Pourtant, on est bien obligé de constater que le commerce, en remplaçant la guerre, remplace aussi toute une vision du monde dans laquelle elle se déploie. La guerre appartient au monde de la gratuité et le commerce au monde de l'intérêt. Et à cet égard, la guerre et le don font partie du même univers de la ferveur, de la magnanimité et du gaspillage. Naturellement, on ne doute pas que la ferveur de la guerre (qui la rapproche dangereusement du fanatisme) et son gaspillage (par lequel les sociologues l'ont comparée au phénomène de la fête), ne sont pas de bon aloi. Pourtant le commerce, en effaçant le désir de guerre, efface aussi le don."
(Chantal Delsol, "Qu'est-ce que l'homme")
"Pour vivre en paix, il faut mener contre soi-même la plus implacable des guerres."(Dantec, TD1)"
Troisième lecture de vacances : et là, je songe à cette discussion à propos d'Autant en emporte le vent avec un certain Ashley, sur ILYS .C'est Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa qui m'a tenu compagnie, et de bien belle façon. L'histoire de ce roman d'abord, je retranscris un vieil article jauni trouvé dans les pages du livre :
"Il était un fois, en Sicile, un homme, fort grand, fort corpulent et fort taciturne.(...) C'était Giuseppe Tomasi, prince de Lampeduse.
Un jour de 1955, le gigantesque prince, après en avoir caressé pendant vingt-cinq ans le projet, se mit à écrire un roman, son roman, Il Gattopardo. Un an plus tard, il traça le mot "fin". Quelques mois encore et Giuseppe Tomasi di Lampedusa rendit le dernier soupir." L'article était intitulé : "Miracle à Milan! Le prince sicilien était un grand écrivain..."
Ce prince a écrit un roman, son roman, Le Roman. Etonnante manifestation littéraire, étonnant accomplissement d'une vie oisive, de riche héritier, d'un amoureux de sa civilisation occidentale.
Je repense à toute cette discussion avec Ashley, qui voyait avec amertume la fin d'une civilisation, de la sienne, brillante, dorée, placée sous le sceau de la culture, du luxe et du raffinement. Tout le roman de Lampedusa narre l'histoire de la fin de l'aristocratie sicilienne, l'avènement de l'Italie unifiée et bourgeoise. Le Guépard observe les faits, son neveu, Tancrède, décide de prendre sa part dans cette naissance. Il se marie avec une roturière, la belle Angélique : "Vous me parlez de tout, don Ciccio, de mère sauvage et d'ascendance fécale, mais non de ce qui m'intéresse : de Mademoiselle Angélique." Oui, la phrase du Prince est drôlissime, il fait allusion au grand-père d'Angélique, un pauvre métayer surnommé "Peppe Merda". Ceci pour marquer l'ascendance plus que roturière de la belle Angélique qui épousera son Prince, titré mais pauvre. Elle, elle est riche. Voilà comment Tancrède tirera son épingle du jeu.
Mais c'est ce passage qui m'intéresse et qui passionnera Ashley, cette confession du Guépard sur cette civilisation agonisante : "Les Siciliens ne voudront jamais s'améliorer, pour la simple raison qu'ils se croient parfaits : leur vanité est plus forte que leur misère; toute intromission de personnes étrangères aux choses siciliennes, soit par leur origine, soit par leur pensée (par l'indépendance de leur esprit), bouleverse notre rêve de perfection accomplie, dérange notre complaisante attente du néant; piétinés par une dizaine de peuples différents, les Siciliens croient qu'un passé impérial leur donne droit à de somptueuses funérailles. Pensez-vous, Chevalley, être le premier à espérer conduire la Sicile dans le courant de l'histoire universelle? Qui sait combien d'imam musulmans, combien de chevaliers du roi Roger, combien de scribes des Souabes, combien de barons d'Anjou, combien de légistes du Roi catholique ont conçu la même admirable folie? Et combien de vice-rois espagnols, combien de fonctionnaires réformateurs de Charles III? Qui se rappelle encore leur nom? La Sicile a choisi de dormir, malgré leurs invocations; pourquoi donc les aurait-elle écoutés, si elle est riche, si elle est sage, si elle est civilisée, si elle est honnête, si elle est admirée et enviée de tous, en un mot, elle est parfaite?"
"...complaisante attente du néant..., la Sicile a choisi de dormir..." : ne pourrait-on pas transposer ces termes à notre très chère France, à notre Europe toute entière? Refus inconscient de combattre l'inéluctable, parce que la notion même de combat est définitivement rejetée.
Lampedusa dresse le tableau magnifique de ces derniers vestiges siciliens, le vent emporte tout au final : "... la paix retomba sur un petit tas de poussière livide."
Tout ceci me fait penser derechef à la mélancolie non déguisée d'Ashley, mais pourtant se dessine déjà, une nouvelle civilisation, des cendres renaissent le couple Tancrède-Angélique, qui perpétueront, sans les palais, sans ce qui a forgé cette aristocratie sicilienne unique, qui perpétueront malgré tout, la vie et un peuple. Du "fumier", la plus belle des roses était sortie, entretenue par ces engrais aux odeurs certes nauséabondes mais oh combien nutritives!
Toutes ces lectures, si différentes et si semblables à la fois : mélancolie qui confine à la résignation, combats qui n'existent que dans nos esprits mais pas dans la réalité, espérance fragile d'une aurore qui succèderait directement aux feux d'un Grand Soir qui dure.
Et puis, ce film, ce soir, Le dernier Samouraï, encore une aristocratie guerrière décimée dans des combats ultimes et fastueux... Je me demande si la fin de toute guerre, ou plutôt : de tout esprit guerrier, ça n'est pas cela la vraie fin d'une civilisation. Il est là le fond de l'abime, dans ces combats refusés, dans la crainte de toute lutte. Et pourtant l'homme est guerre : je disais à un bon ami, qui, ayant retracé l'origine de mon prénom, m'expliquait que celui-ci signifiait : "paix", je lui répondais alors : "je voudrais qu'un jour mon nom et mon âme s'imbriquent, que leur conjonction soit parfaite. Mais en attendant ce jour qui n'est pas pour ce monde, hé bien, en attendant, c'est la Guerre." Il n'y avait pas de victoire en vue, pas même de bataille. Car mes ennemis ne s'intéressaient pas au combat." gémit le héros de Fante...
Je ne suis pas quelqu'un de noble ni d'honorable, en aucune façon; je veux croire que la nouvelle aristocratie sera celle que nous gagnerons, par nos combats personnels, je veux croire que les nouveaux chevaliers seront les saints.
Je veux, une fois de plus, me tourner vers l'Espérance et non vers la Fin. Cette fin de l'Occident, clairement annoncée, visible aujourd'hui par tous, annonce t-elle véritablement un Renouveau? C'est là où les avis divergent, c'est là où le plus beau reste à faire, c'est là où si rien n'est perdu, tout n'est pas gagné.
Bonsoir la crevette,
RépondreSupprimerCurieuse coïncidence: la Guépard a été aussi dévoré de mon côté à la Toussaint. J'ai ressenti le besoin de continuer notre conversation sur le déclin, la déchéance, la renaissance, la tabula rasa des civilisations et des époques. Lampedusa m'a comblé !
Désolé de ne pas avoir réagi plus tôt (panne de pc oblige). Je tâcherai de vous faire part de mes impressions dans les jours qui viennent.
Amicalement,
Ashley
Bonsoir Ashley,
RépondreSupprimerC'est avec plaisir que je lirai votre réflexion sur ce très très beau roman.
Bien à vous,
la crevette